THOREAU A WALDEN: SAUVAGE OU SAGE?

Le sous-titre de cette journée de réflexion est « philosophie et écologie ». Dans mon exposé je me propose donc de réfléchir sur cette association qu’a peut-être fait, lui-même, Henry David Thoreau non seulement en s’installant dans des bois, au bord d’un lac, en 1845, pendant deux ans, deux mois et deux jours, bien que le terme « écologie » dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui n’ait pas été un concept de Thoreau. Cependant, ce philosophe en Lettres Classiques, universitaire et penseur pragmatique avant William James, a vécu au cours de ce laps de temps une aventure que je dirais « écologique », devant et dans la nature, mais avec ses livres aussi.  Il a fait de cette expérience un voyage vers l’évidente nécessité d’une vie intérieure riche conduisant l’être humain non seulement au respect de l’environnement dans sa totalité, mais aussi, et peut-être surtout conduisant à la réalité nécessaire et active de la conscience, qui rend tout un chacun libre, dans une vraie démocratie. Ses réflexions sont notées dans ce carnet de voyage à travers les quatre saisons de ce nord-est américain, saisons au creux desquelles marche l’homme vers un futur en osmose avec cette nature qui l’entoure et qui est encore lui, nature dont il ne peut se séparer sans mourir. Ce voyage apparemment solitaire de Thoreau nous invite à nous mettre en route encore aujourd’hui, bien que nos objectifs individuels et sociétaux ne soient plus tout à fait ceux de ce homme du cœur du 19ème siècle aux Etats-Unis, comme je vais tenter de le mettre au jour. Pour ce faire, je vais d’abord présenter le lieu, puis la personnalité de Thoreau et les raisons de son choix de vie à Walden, ensuite je brosserai son cheminement d’intellectuel pratique au cours de sa vie dans les bois, enfin je considérerai son influence possible sur notre attitude, aujourd’hui, ou l’attitude que nous souhaitons ou devrions avoir.

En effet, Henry David Thoreau à Walden, au bord d‘un étang, cela nous fait encore rêver, d’autant plus que sa célèbre cabane tout à fait minimale -une seule pièce- a inspiré Le Corbusier qui en a construit une, sur la côte d’Azur, vers la fin de sa vie, légèrement mieux agencée, cependant, que celle de Thoreau qui ne disposait, pour la faire, que de ses mains, quelques outils élémentaires, et le bois environnant. Technique très limitée. Mais situons-nous d’abord.

Si on peut encore aller voir le site de Walden, il est maintenant en bordure du béton et des habitations modernes : Concord, petit village au nord de Boston au 19ème siècle, est maintenant une grande ville -en termes européens- très à la mode pour une classe moyenne américaine aisée. Il faut souligner, cependant, que même à l’époque de Thoreau, Walden n’était pas très éloigné de Concord où l’auteur allait relativement fréquemment, ainsi qu’il le mentionne dans son livre, car comme il l’écrit, il n’était pas un ermite. Mais l’état des routes (plutôt des chemins), la petite densité de population au village et dans ses alentours donnaient à ces forêts environnantes, apparemment infinies, un sentiment de « fin du monde » ou de profondeur du monde. D’autre part, la dimension des arbres sur ce continent ne pouvait que donner au passant un sentiment de petitesse, de saisissement de cette grandeur, qui devenait synonyme de beauté. Tout sentiment qui peut encore renaître aujourd’hui chez le voyageur en dépit de la domestication de la nature.

Mais la nature au 19ème siècle revêtait aussi un caractère personnel pour l’habitant, ou le promeneur, elle était souvent personnifiée par le poète et le philosophe. L’époque était celle du Romantisme, certes, et aux Etats-Unis, dans cette région du nord – est, elle voyait se développer le transcendantalisme, dit américain à cause de ses caractéristiques bien définies, transcendantalisme auquel Thoreau a totalement adhéré sous l‘influence de son mentor et grand ami, Ralph Waldo Emerson. En fait, le transcendantalisme explique en grande partie l’objectif et les conséquences de ces deux années (deux mois et deux jours) passées par Thoreau à Walden, dans ce qui était une tentative d’autarcie en solitaire afin de réaliser sa vie intérieure, son paradis intérieur dans le paradis extérieur, en quelque sorte. Voyons maintenant les grands traits de cette philosophie en relation avec la nature.

Sans remonter aux racines mêmes du transcendantalisme au 18ème siècle, rappelons cependant que ce mouvement philosophique vient de l’Eglise unitarienne qui prêchait une foi en un Dieu « total » associant la nature au vécu de la foi. Cette démarche devint ce que l’on appelle un universalisme dont la conséquence majeure serait une harmonie sociale et morale. Ceci mit en lumière instinctivement l’égalité et la fraternité d’un homme universel, homme universel qui fait un tout avec la nature, un « tout » ouvert, actif : c’ est une vérité à chercher en se laissant pénétrer de la méditation fondée sur l’extérieur afin d’ apercevoir cette vérité dans la vie intérieure et de la vivre. Le monde extérieur devient, en quelque sorte, un médiateur, un moyen. C’est un chemin ardu : il faut faire face à de nombreuses difficultés afin de prendre conscience de cette vérité, mais une fois comprise et admise, cette vérité ouvrait un monde nouveau. Un monde nouveau… cette recherche était enthousiasmante, ainsi que l’a si bien décrite Emerson, un des chefs de file du mouvement, sans doute le plus important. Mais comme bien souvent, le mouvement transcendantaliste se scinda assez vite en deux groupes : l’un se faisait le champion de l’indépendance individuelle, l’autre stressait la fraternité et l’altruisme afin d’atteindre ou de créer le bien commun. Emerson et Thoreau représentèrent et représentent encore aujourd’hui le premier groupe, philosophie exigeante de cet individualisme, qui perdure aujourd’hui.

Le transcendantalisme doit beaucoup, aussi, aux philosophes européens, notamment les idéalistes allemands et à Madame de Staël qui démontra la présence de la relation très riche entre les écrits des philosophes comme Kant et la culture nationale, relation qui devint un élément clé du transcendantalisme américain. La conscience individuelle devint le centre de l’individu qui adopta là une nouvelle façon de voir le monde : sa conscience devint le prisme de sa vision du monde, et dans cette vision du monde, il y avait une religion vivante.

Une autre grande influence sur ce développement aux Etats-Unis vint du suédois Swedenborg, fondateur de la Nouvelle Jérusalem. Il légua aux transcendantalistes sa célèbre Correspondance Universelle dans laquelle il souligne le lien étroit entre nature et esprit. Cette correspondance universelle établit que le corps est l’expression de l’âme, donc la nature sous toutes ses formes obéit au monde spirituel vivant. Swedenborg vit une correspondance indiscutable entre le monde matériel et les réalités spirituelles. Donc les hommes devaient se dépouiller de leur vie extérieure afin de développer une vie intérieure riche. Par « vie extérieure » il faut comprendre la vie en société et « le monde matériel », c’est-à-dire qu’il fallait ne plus avoir confiance dans les structures économiques construisant le rapport au travail et la consommation personnelle des biens produits par ce travail de cette société afin d’élaborer une recherche personnelle, ce que Thoreau a analysé et argué tant dans « Walden » que dans « La désobéissance civile ». En fait, comme Emerson le disait, « l’esprit doit devenir conscient de lui-même » et guider toutes nos décisions. Thoreau était d’autant plus convaincu de ceci qu’il avait commencé sa carrière d’écrivain-journaliste par le journal « Dial », medium principal des transcendantalistes dirigé -plus ou moins- par Emerson. Mais cette conscience de soi-même et sa prédominance à l’heure des choix ne peut être basée que sur une idée vraie de ce que l’on veut être car, puisque l’on vit, malgré tout, en société, on ne peut joindre les autres que quand on a fait soi-même l’expérience du paradis intérieur, afin de restaurer le paradis extérieur. Et c’est ce paradis extérieur – une société fondée sur l’harmonie avec la nature créée par une sage utilisation de ce qu’elle offre, la paix ainsi trouvée avec les autres, le dialogue constructif restauré – que suggère Thoreau à travers son analyse intérieure, souvent presque spirituelle, de l’influence de son environnement sur lui, environnement composé non seulement de la nature en tant que telle, mais aussi des obligations de son choix de vie comme cultiver son champ, pêcher, choix fait aussi de ses relations avec les autres – le paysan irlandais, le chasseur, les habitants de Concord, par exemple– environnement du monde moderne matérialisé par le train qui passe et siffle, et symbolise le travail dur des hommes… Il s’agit là d’une mise à l’épreuve par Thoreau de la relation de l’homme avec la nature, en correspondance avec sa personnalité, il faut le souligner, exceptionnelle. Pour comprendre cette personnalité il nous faut dire quelques mots de sa biographie.

Thoreau est né en 1817 à Concord, où il mourra en 1862, juste avant la Guerre de Sécession. Son père avait une entreprise de crayons dans laquelle le jeune David Henry travailla avant d’entrer à Harvard où il fit des études brillantes en Lettres Classiques, comme la majorité de ses confrères de Harvard et de sa classe sociale. Bien sûr, il voyagea lui aussi en Europe et fut inspiré, comme beaucoup de transcendantalistes, par Coleridge. On peut se demander ce qu’aurait été l’attitude de Thoreau devant la guerre de Sécession et après son cheminement à Walden. Ce que l’on sait c’est que  sa famille était d’avant-garde et plutôt anti-esclavagiste. Lui-même avait pris fait et cause pour Brown, considéré comme terroriste anti-esclavagiste dont Thoreau disait qu’il avait étudié la liberté à l’université de la vie dans l’Ouest, c e qui soulignait l’influence forte que sa vie dans les bois avait eu sur lui. En effet, grâce à ses réflexions sur sa vie solitaire et autonome dans les bois, Thoreau pouvait souligner que Brown avait un grand sens commun, qualité de grande importance pour un anglo-saxon, qualité qu’il identifia clairement dans son livre dans le personnage du chasseur-pêcheur. Brown était un homme direct dans ses actions comme dans son parler ce que Thoreau montre pour lui-même dans son ouvrage au cours des rencontres avec le paysan irlandais, notamment, et aussi dans le suivi de ses analyses sur ses découvertes tant sur lui-même que dans l’environnement. Enfin, Brown, selon Thoreau, était bien un transcendantaliste car il n’hésita pas à agir violemment mais en conscience, et la recherche de la vérité « en conscience » est bien ce qui sous-tend « Walden ou la vie dans les bois », publié en 1854, presque dix ans après ses deux ans de vie à peu près solitaire. Mais qu’était Walden ?

Un étang et un terrain de grandeur modeste à quelques kilomètres de Concord, dans les bois, acheté par Emerson et prêté à Thoreau. Il faut se remettre dans l’époque : ces quelques acres étaient sûrement touffus, et Thoreau dut les défricher afin de construire une cabane avec son mobilier – minimum- et clarifier suffisamment de terrain pour cultiver sa nourriture. Sa décision de vivre quelque temps seul ne vint pas, en fait, du seul attrait particulier envers la nature, mais fut motivé, surtout, par le décès de son frère John avec lequel il avait fait tant de voyages dans la région, et dont il était très proche. En quelque sorte, Thoreau associa, dans ce projet, la pensée introspective et la nature afin de trouver une paix guérisseuse, une harmonie. Projet tout à fait réalisable pour cet homme doué d’un sens pratique, un homme manuel, un arpenteur de métier, et un intellectuel, car les livres étaient dans les bagages. Le projet n’était pas, cependant, comme nous l’avons dit, de vivre en ermite : il rencontra des fermiers ainsi qu’il le décrit dans son chapitre (ou section) appelé « Visiteurs » ou « la ferme Baker ». Ou même en allant au village de Concord de temps en temps. Non, son projet était basé sur une décision tout intérieure : un voyage vers lui-même : « Je suis allé dans les bois parce que je souhaitais vivre libre, afin de faire face aux seuls faits essentiels de la vie, et voir si je pouvais apprendre ce que ces faits avaient à m’enseigner, afin que, sur le point de mourir je ne m’aperçoive pas que je n’ai pas vécu. » … « Je voulais vivre en profondeur et absorber toute la moelle de la vie, vivre en spartiate, détruire tout ce qui n’était pas la vie, pousser la vie dans un coin et la réduire à sa plus stricte simplicité ».  « Simplicité » le moto de Thoreau…

Cette simplicité, Thoreau va la comprendre et la mettre en œuvre, d’une certaine façon, par l’examen de tout ce qui fait le quotidien de la société de son époque, mais aussi la nôtre avec plus de media disponibles. Il analyse donc le rôle des journaux afin de les écarter de ses occupations car, dit-il, ils ne rapportent que des commérages lus par les femmes en buvant leur thé. Autre élément à supprimer, ou du moins à réduire jusqu’à sa simple expression, le courrier, souvent inutile ; évitons aussi le train « qui nous roule dessus plutôt que nous roulons dedans » car il fait du bruit et symbolise le travail incessant des travailleurs, dans la construction du train comme dans le développement industriel et urbain. Ce quotidien qui dévore le temps des habitants de la Nouvelle Angleterre était, pour Thoreau, très superficiel, donc un obstacle à la recherche de la vérité individuelle, vérité qui est une aspiration profonde de tous les hommes, qui donne un sens à la vie et une direction sociale. En effet, ce quotidien est un obstacle car pour trouver cette vérité unique à chacun, et pouvoir la partager pour un bien commun, nous devons accepter que l’univers répond à toutes nos questions, si nous prenons le temps de l’observer, de l’écouter. Thoreau pense donc qu’il a fait le bon choix de vie dans ce lieu à l’écart de la société, car, dit-il, « ma résidence me permettait de penser, d’avoir des lectures sérieuses, plus qu’une université… ». Lire… les livres sont pour lui une richesse infinie et un héritage bienvenu des générations et des nations. C’est dans les livres que le lecteur trouve l’indicible dit, la sagesse, en somme.

Mais les livres et le rejet de ce qui fait le quotidien du citadin ne sont pas l’unique objectif du séjour de Thoreau à Walden :  il y a aussi la vie de la nature qui l’entoure et participe à la construction de sa vie intérieure, de sa vérité. Cette vie est multiple et Thoreau en cite quelques éléments enrichissants pour lui : les sons qui apportent le bonheur et le plaisir de la rencontre : par les matins ensoleillés il s’assoit sur son seuil et entend et écoute les oiseaux qui chantent ou volent sans bruit réel, même dans sa maison ; ce train auquel il s’oppose en tant que technologie, peut devenir synonyme de rencontre quand son sifflet lui rappelle la chouette passant au-dessus des champs et le prévient, aussi, de l’arrivée de quelque marchand ou aventurier ; le meuglement des vaches le soir peut lui rappeler la voix d’un ménestrel qui viendrait lui jouer une sérénade ; quant au chant du hibou, il est une source de joie suggérant une nature vaste et encore inconnue des hommes. Ces sons, dont la liste est encore plus longue, lui fait dire : « J’étais tout à coup sensible à cette douce et bénéfique société de la nature, au crépitement des gouttes de pluie, une infinie et impossible à rapporter amitié, une atmosphère qui me nourrissait, rendant insignifiant tous les avantages d’un voisinage humain ».

Cependant, Thoreau associa solitude et rencontres humaines, bien que, pour la plupart du temps il aimât se sentir seul car, écrit-il « un homme qui pense ou qui travaille est toujours seul ». D’une part, il avait des visiteurs -qui devaient observer un certain code en respectant une distance favorable aux changes sérieux ; d’autre part, il rencontra, au cours de ses promenades des hommes curieux, du moins à ses yeux, comme, par exemple cet habitant humble et simple dont les seuls livres étaient un almanach et un livre d’arithmétique tout en ayant ses propres opinions sur les institutions de la société. Son niveau de pensée était primitif, dit Thoreau, mais c’était un génie illettré et humble. Cependant, la grande question pour la vie à Walden était survivre.

Sa survie consistait à pêcher et cultiver son champ. Un des récits les plus lus dans son livre est bien celui de son champ de haricots. Bien sûr, il en récolta, mais ce qui le frappa le plus en le labourant, fut la découverte d’artéfacts prouvant la vie antérieure d’une nation, vie non rapportée dans les chroniques mais bien réelle. Cette découverte lui fit comprendre que nous devrions être concernés non seulement par la culture nourricière, mais aussi, et peut-être surtout pour le transcendantaliste qu’il était, par les autres générations humaines : passées, présentes, et futures. Ces générations sont autant de compagnons de route pour nous, qui nous incitent à comprendre et conserver le côté sacré de la gestion de la vie. On voit donc bien, dans cet épisode, que ces découvertes par la vie au bord de l’étang lui font voir l’harmonie apportée par la nature et par les visiteurs. Et ces découvertes le font se découvrir lui-même : si le paysage n’est pas grandiose, l’eau de l’étang est si pure, et sa profondeur si grande qu’elles incitent l’homme à rechercher sa vérité dans cette nature sans limites. Si tel est l’objectif de cet homme – une vie simple dans l’harmonie et l’infini de la nature-  ce n’est qu’une question de choix qu’il doit faire et assumer.

Cette question du choix personnel est bien illustrée par la visite qu’il rend à un paysan irlandais, immigré de peu, qui se plaint que la vie soit si dure dans ces bois. Thoreau lui fait alors une leçon d’austérité, ou d’économie raisonnée en lui montrant que tout ce qui fait le dur quotidien de sa famille pourrait être supprimé afin de vivre avec ce que la nature procure et vivre dans la joie de chercher et identifier le don qu’elle fait. De plus, l’anxiété de la survie serait diminuée. En fait, lui suggère-t-il, nous avons toujours la possibilité de vivre autrement, c’est notre liberté : « La seule vraie Amérique est ce pays où vous pouvez librement avoir un mode de vie qui vous permet de vivre en faisant un choix libre, et où l’Etat ne vous oblige pas à payer pour le maintien de l’esclavage et la guerre et d’autres dépenses inutiles qui directement ou indirectement sont payées par cet usage du quotidien ». Ce qui amena Thoreau à considérer la spiritualité.

Dans la section dite « des lois élevées », il souligne que le temps passant dans les bois, il se sentait tiré vers une vie spirituelle plus élevée sans pour cela mépriser un niveau plus sauvage ou primitif car il aimait les deux aspects de la vie. D’ailleurs, il pense que tout homme cultivé est enclin à mesurer sa nourriture, car tout est dans la mesure si l’on se souvient que l’excès a détruit la Grèce et Rome. Ce qui pourrait bien arriver à l’Amérique. Donc, c’est à chacun de comprendre que « tout homme construit son temple appelé son corps, pour le Dieu qu’il vénère, selon un style purement le sien. Nous sommes tous sculpteurs et peintres, et notre matériau est le nôtre, notre chair, notre sang et nos os. Toute noblesse commence tout de suite par raffiner les traits d’un homme, toute méchanceté ou sensualité l’enlaidit ». Mais que nous apporte ce livre aujourd’hui, tant sur la connaissance des Américains que sur notre approche de notre environnement au 21ème siècle ?

On perçoit clairement dans « Walden ou la vie dans les bois » le courant transcendantaliste : à la recherche d’une voie « américaine », le culte de l’individu singulier, autonome, capable d’affirmer sa particularité, délivré du conformisme étouffant et du traditionalisme sclérosant. Thoreau célèbre une nature sacralisée, où l’immanence du Divin se fait partout sentir. Cet ouvrage est vraiment plus un carnet de voyage qu’un livre-essai : pour chaque section, correspondant plus ou moins à chaque saison, Thoreau regarde, dissèque, et dénonce, amusé, nos agitations vagues, nos habitudes idiotes, nos folies ordinaires et propose une solution qui ne réclame qu’un peu de détermination, un investissement financier minimal pour des recettes spirituelles maximales : « En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse ». En fait, Thoreau n’oppose pas l’économie (recherche du bien-être matériel) à l’éthique (recherche du seul bien moral), mais il remet en cause les hiérarchies admises, les évidences sociales. Le coût d’une chose est défini comme le montant de la vie en échange car la misère la plus courante est celle de ceux qui veulent avoir davantage, qui n’ont de cesse de se comparer aux autres. Quoi de plus contemporain ? ou quoi de plus désirable quand il revendique une pauvreté « volontaire », épurée, pauvreté qui se polit, se perfectionne, éprouve sa douceur, délivre du superflu, de l’inutile, de tout ce qui finit par nous enfermer dans des identités stables, dans des modes de vie définitifs, des contraintes sociales étouffantes, alors qu’on est vraiment riche que de la possibilité de nous réinventer. Thoreau nous fait comprendre encore aujourd’hui que l’accélération des vies, ou de la vie, nous fait perdre la saveur, le grain de notre présence aux autres, au monde, et à nous-mêmes. Nos vies deviennent inaudibles, incompréhensibles prises dans cette technique qui nous fait vieillir en nous saturant d’informations, de bruits, d’images et en nous faisant oublier la transparence de l’aube car l’aurore est notre vrai futur, notre jeunesse qui nous devance toujours, et le retour au sauvage n’a de sens que de nous rendre plus aptes à nous réinventer.

Et Thoreau s’est, quelque part, réinventé en choisissant de vivre à l’écart de la société, après la mort de son frère, et dans le cadre idéologique du transcendantalisme. Nous avons montré dans notre réflexion précédente, qu’il ne voulait pas, cependant, se couper de la société. En fait, il a continué à vivre socialement, mais, comme l’écrit le pape François dans « Laudato si » « avec notre planète Terre, riche en couleurs, parfums, surprises visuelles et sonores, tous objets d’émerveillement pour tant d’êtres humains au cours des millénaires ». Thoreau a compris que nous sommes, nous les êtres humains, un tout avec notre environnement : les oiseaux du ciel, l’eau des mers et des sources, les plantes, tous les animaux, nous sommes tous les habitants de ce que François appelle « la maison commune ». Et nous devons garder cette relation productive, porteuse de fruits. Comme Thoreau l’a pressenti, nous avons, avec la nature, une relation de réciprocité, d’échange : Thoreau s’est nourri physiquement de son environnement, qui lui a permis de se nourrir intellectuellement, de faire le point sur lui-même, de faire grandir sa richesse intérieure. Celle-ci est faite de ses observations de ses bois, de l’étang, du ciel, des rencontres avec d’autres hommes passant ou installés : observations qui l’ont mené à faire des connexions fructueuses avec ses lectures et avec la vie de sa société contemporaine : la technologie, comme ce train qui passe aux abords de Walden, est bien vue par Thoreau : elle peut dominer sa vie quand le train siffle et pouffe, quand ce train nécessite un travail ardu et dangereux pour les hommes, mais ce train est aussi le prélude à des chants d’oiseaux, l’annonce de visiteurs souvent bienvenus. Nous aussi, nous devons être conscients de ce double tranchant de la technologie : parce qu’elle nous a permis, depuis le 18ème siècle de progresser en santé, sécurité, et socialement, nous sommes trop confiants, aujourd’hui, en ses réponses à nos questions, et, peut-être sommes-nous en voie d’être dominés par elle. Même si la science peut guérir l’esprit et donc nous libérer, dans une certaine mesure, de certains conditionnements matériels. La solitude riche de Thoreau dans les bois lui a fait comprendre que technologie et économie -par l’essor des machines et de la société américaine de son époque avec ses crises financières et ses rejetés- ne pouvaient lui faire, nous faire, oublier les autres aspects de l’être humain comme la responsabilité, les valeurs morales et la conscience. Thoreau sait qu’il n’est pas possesseur de tout ce qui l’entoure, qui est somme toute limité tant dans les offres que dans la durée : il doit alors saisir que son environnement ne lui offre qu’une aide à survivre, qu’une aide à vivre pleinement en tant qu’être unique et libre. Thoreau nous propose un autre mode de vie, du moins nous dit-il que nous devrions penser à un autre mode de vie : réinventer notre projet en tant qu’individu, et, par voie de conséquence, notre projet sociétal. Ses activités à la fois pratiques, sociales et intellectuelles nous suggèrent que nous devrions être interdisciplinaires pour associer savoir technique, philosophique, et éthique afin d’éviter la poursuite de la dégradation de notre environnement, donc notre dégradation. Enfin, nous devrions reconsidérer notre mode de vie : notre excès de consommation est une illusion qui obstrue notre vie intérieure, donc notre discernement en toute conscience. Comme Thoreau le montre au paysan irlandais, posons-nous la question fondamentale : de quoi avons-nous réellement besoin pour favoriser une croissance physique saine, alliée à une réflexion morale et intellectuelle riche, l’ensemble conduisant à un vivre ensemble harmonieux ? Cette question n’oblitère pas le fait que la réponse dépend de chacun, dans ce qu’il ou elle est, dans ses projets, en toute conscience, en vraie conscience. Mais elle doit être posée.

Dans notre monde « mondialisé » une telle démarche suppose, peut-être, le développement d’une conscience universelle. Mais il n’est pas question que d’idées, mais surtout de motivation afin d’agir avec intelligence et raison pour atteindre le bien-être et voir la beauté du monde dit sauvage. Thoreau nous a montré, bien sûr dans une époque singulière, et selon une philosophie spécifique, que l’on peut, en fait, jouir avec peu, dans une espèce de sobriété morale. Ces choix seront libérateurs de toute insatisfaction, et contribueront à nous rendre consciemment présents à la nature et à chaque être humain. Alors Thoreau, Sauvage ou Sage ?

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