« Heureux êtes-vous si vous le faites !
Vous serez mes amis, votre joie sera parfaite. »
« En vérité, en vérité je vous le déclare, il n’y a pas de serviteur supérieur à son maître, pas de messager supérieur à celui qui l’a envoyé. » (Jn, 13, 16).
Ce verset semble bien être en contradiction avec l’impulsion sociale que nous recevons depuis notre plus jeune âge : grimper l’échelle sociale en utilisant les moyens matériels et moraux qui nous nous sont offerts, ou du moins qui sont dans l’idéologie politique. Nous devons accéder, ou tenter d’accéder au pouvoir, que ce soit celui de notre petit groupe social, affectif, économique, etc. On commence par se comparer, dès l’entrée à l’école, à nos camarades de classe tant dans leurs réussites intellectuelles que dans les relations qu’ils ont avec l’enseignant(e) et les autres enfants. Il est peu ou pas question d’aider notre voisin car il ou elle devient un concurrent : concurrent pour les outils de classe à la mode, concurrent pour l’amitié, même très factice, des autres membres du groupe, des félicitations de l’enseignant, plus tard des éventuelles aides financières, etc. Je ne me souviens pas d’un enseignement de l’entraide en classe, à tous les niveaux, à part le quart-d’ heure de morale le matin. Le contraire n’était pas dit non plus. La compétition était simplement dans l’air. Sinon compétition, du moins un développement très individualiste, selon les modèles des grands Hommes, certes parfois très inspirant pour la petite fille que j’étais. En fait, l’enseignement de l’entraide, du service était familial, et je suppose est toujours : le partage, entre voisins, de nourriture, d’opinions avant de prendre une décision, le partage de jeux et de fêtes, et dans les drames le partage de la maladie et de la douleur de la mort. On se rendait service dans bien des domaines dans la France de l’après-guerre, et sans doute encore aujourd’hui dans les milieux pauvres et de grande pauvreté.
Mais l’expression même « se rendre service » suppose un donné et un rendu. Je ne crois pas que ce soit ce que Jésus veut dire à ses apôtres : dans ce cas, il s’agit d’un donné sans l’idée d’un rendu, sinon dans un changement d’attitude envers le prochain. Le service gratuit, en somme. Un service gratuit et spontané, ou appris à l’être. Parce qu’il est appris, sa mise en pratique peut dépendre des circonstances car aucun apprentissage n’est lisse, permanent dans sa perfection ; il dépend de facteurs de santé, d’humeur, de situation émotive ou financière.
Dans le cas de la santé, la fatigue me fait repousser un service à mon prochain, parfois. Mais ce que je ne vois pas, c’est qu’une miette de ce service que je pourrais accomplir dans son tout est déjà un geste d’amour, d’autant olus grand peut-être qu’il est infiniment petit.
Dans le cas de l’humeur, ma joie ou ma tristesse règlent aussi le service à rendre, ou qui devrait être rendu. Si je suis joyeuse, l’aide à donner est légère, spontanée, évidente, surtout si c’est pour quelqu’un avec qui je partage un mode de vie semblable comme la foi chrétienne, par exemple. Si je suis triste, ou, comme on dit, de mauvaise humeur, le service que je devrais rendre m’est lourd, discutable parce que dérangeant dans mes convictions, dans mon temps personnel, comme dans mon mode de vie.
La peur est aussi un facteur dans mon recul devant l’autre qui peut me demander plus, et plus fréquemment ce qui met ma routine en déséquilibre, me pousse à faire des choix dans mes activités, surtout, éventuellement parmi celles que j’apprécie plus particulièrement. La peur est un faux prétexte sous le nom de « protection », la fameuse barrière de santé psychologique et physique. Mais me protéger de quoi en fait, sinon de moi-même, me protéger de la conscience de mon égoïsme…
Les émotions, celles qui sont profondes, qui me perturbent négativement jouent aussi un rôle dans l’aide que je devrais donner car elles me replient sur moi-même dans le sentiment faux que mon prochain ne comprend pas que j’ai plus besoin de son aide que lui de la mienne… Se sentir incompris, victime permanent nous fait choisir le trottoir d’en face. Aller au-delà de ces situations demande un effort important et un détachement de ma personne qui peut me sembler impossible, et ou me faire repousser l’autre qui peut bien, après tout, se débrouiller tout seul…
Le service financier est souvent ce qui perturbe le plus le donneur potentiel : jusqu’où donner l’argent qui nous aide à vivre dans notre société qui valorise la richesse ou le bien-être matériel? Le problème se pose surtout lorsqu’on ne manque de rien, sans être riche. Vais-je accepter de me priver des petites choses de mon quotidien ? Vais-je accepter de partager la pauvreté de mon prochain en partageant tout ce que j’ai ? Est-ce que je donne ou est-ce que je prête ? Mais cette question est vraie pour tous les services…
J’ai, évidemment, plus reçu que donner : j’ai reçu en des profondeurs d’amour abyssales : ma famille directe ou éloignée, le sourire des sœurs catéchistes, le sourire de l’ange de Reims, l’amitié inter culturelle, la rencontre exceptionnelle avec Jacqueline sous la lumière de Notre-Dame de Czestochowa, et depuis le début, et j’espère jusqu’à la fin, cette conviction joyeuse d’être aimée de Dieu, conviction qui m’a été donnée gratuitement le jour de mon baptême, en temps de guerre, de faim et de peur. Elle m’était alors inconsciente mais présente dans le cœur de mes parents, parrain et marraine, et eux aussi ont été mes serviteurs, mes guérisseurs, dans la Grâce de Dieu que je remercie aujourd’hui, dans cette chapelle tabernacle…