Notre temps social, politique, et économique, pour ne pas aller plus loin, semble dans un cul de sac : les populations expriment, directement ou par l’intermédiaire des média de toute technique, leur désir de dialogue afin d’explorer d’autres domaines du vivre-ensemble. Mais que veut-on dire par le terme « dialogue » ? Le Robert nous le définit ainsi : « Entretien entre deux personnes, colloque, conversation entre deux ou plus interlocuteurs. » Dialoguer nous paraît alors tout à fait courant, et nous pouvons nous étonner du caractère exceptionnel que nous semblons lui attribuer parfois, de nos jours, alors que nous utilisons tant de moyens pour nous contacter les uns les autres, très rapidement, sinon constamment soit par courriel (presque archaïque) instagram, twitter, sms, mms, etc. La liste est longue. Nous communiquons par mots, par photos, par sons, dans presque toutes circonstances. Mais, au fait, y-a-t-il vraiment dialogue ? Autrement dit, échangeons-nous vraiment des informations entre interlocuteurs, c’est-à-dire écoutons-nous – que ce soit par l’écrit ou à l’oral – la personne qui nous envoie l’information ou nous interpelle? Il semble que l’écoute attentive de l’autre soit encore réservée au théâtre où l’obligation de développer l’intrigue et sa résolution oblige à des réparties porteuses d’un événement vrai, important. D’autres instances de dialogue vrai existent aussi, bien sûr, comme celui échangé dans une cabine de pilotage d’avion, etc… Nous accusons l’individualisme qui s’est développé depuis le 18e siècle dans nos pays occidentaux pour atteindre une espèce de paroxysme depuis la fin de la Deuxième guerre Mondiale à la faveur du développement de l’existentialisme philosophique que je dirais « sartrien », mais pas que de cette apparente faiblesse du dialogue. Un « chacun pour soi » semble s’être établi qui paraît avoir favorisé, ou en être la conséquence, le développement et la puissance de ce qu’il est convenu d’appeler les « élites » dans les domaines sociaux au sens large, ces élites qui semblent régir notre mode de vie : l’économie, la politique qui la dirige, mais aussi nos relations sociales à tous les niveaux dans nos groupes de vie. Cette césure entre l’élite (évidemment minoritaire en nombre) et la société qui l’entoure (et qui l’a faite) semble avoir coupé toute compréhension possible concernant les aspirations de cette dernière par la première, apparemment enfermée dans une sorte de bulle spécifique, en verre, interdisant toute écoute de ce qui se dit à l’extérieur. Plus d’échange. Alors, la réponse à cet état de fait, réponse souvent suggérée et parfois appliquée de ceux à l’extérieur de la bulle, est de vivre en petits groupes solidaires, de façon à en générer de plus grands, jusqu’à englober l’ensemble, éventuellement, en inventant un autre mode de vie basé sur le dialogue entre membres, afin d’inventer une autre ou d’autres théorie(s) de vie qui éliminerai(en)t le dirigisme des élites. Nous sommes ici, déjà, proches des idées motrices de Martin Buber pour qui la personne vraie que nous pouvons devenir par le dialogue est la clé du vivre-ensemble si tous les membres du groupe adhèrent à cet objectif du dialogue. Mais qui était Buber, ce grand philosophe allemand du siècle passé? Pour répondre à cette question nous allons essayer de montrer, dans l’analyse qui suit, les sources culturelles de sa conviction de l’absolue nécessité du dialogue, d’une part ; d’autre part, nous allons souligner comment il a utilisé cette conviction dans ses réflexions sur le judaïsme, en politique, et dans l’enseignement. Pour ce faire, nous nous appuierons non seulement sur son livre capital en la matière Je et Tu, mais aussi sur Chemin de vie, et Utopie et socialisme, ainsi que son Moïse. Le point de départ de notre recherche est basée sur un livre-monument de Dominique Bourel, Martin Buber : Sentinelle de l’humanité, publié en 2015, chez Albin Michel.
Comme le dit Dominique Bourel dans cette très riche biographie de Martin Buber[1], sa longue vie, ses très nombreux écrits (articles, livres et une correspondance de plus de 50.000 lettres), ses tout aussi nombreux, ou presque, voyages, sa culture immense rendent toute tentative de compréhension définie et définitive de ce grand philosophe presque impossible à délimiter dans son ensemble. Nous allons donc ne choisir que quelques grandes lignes de cette vie passionnée et passionnante pour notre propos, « l’absolue nécessité du dialogue », n’abordant pas le côté spirituel de l’homme mis à part quelques points indispensables sur le hassidisme.
Buber est né le 8 février 1878 à Vienne, dans une maison encore visible aujourd’hui, le long du Danube. Einstein naîtra une année plus tard : tous les deux deviendront de grands amis. Freud habite à quelques pas de la maison natale.
Le père de Martin Buber, Carl, est un propriétaire foncier et investisseur dans les mines de phosphate de Galicie où il vivra principalement après la naissance de Martin. Carl est un homme aisé, un grand voyageur, qui lit Darwin et Renan. La mère de Buber est une Juive d’Odessa. Le mariage se terminera par un divorce alors que Martin n’avait qu’un an. Il est alors envoyé chez ses grands-parents paternels, à Lemberg, aujourd’hui appelée Lviv, en Ukraine. Plus tard, il parlera de sa relation avec cette belle femme qu’il ne reverra qu’une fois en employant une terme forgé par lui : la « mérencontre », utilisant ce mot de « rencontre » qui deviendra capital dans sa pensée. Il restera chez ses grands-parents paternels jusqu’à ses 14 ans, âge où il retourne chez son père, chez qui il allait chaque été, d’ailleurs. Cette enfance et pré-adolescence passées en Galicie laisseront des traces indélébiles en lui : un léger accent et son sentiment d’être un Ostjude. [2]De cette province à l’est de l’Empire austro-hongrois, Kurt Blumenfeld écrira à Hanna Arendt : « Les Galiciens forment un peuple à eux tout seuls, avec leur Buber, leur Agnon, Yaari, Roth, etc.[3] » Les Galiciens étaient dits cultivés, polis, européens. Lemberg est une ville de commerce et de culture avec ses théâtres, bibliothèques, etc., un lieu réputé chaleureux à l’époque, et ce jusqu’à le Première Guerre Mondiale. L’installation des Juifs y est ancienne, et l’Empire les protège.
Le grand-père Salomon Buber, lui, est un homme d’affaires avisé et un éminent spécialiste de la tradition juive, symbole du Juif éclairé qui correspond avec les savants de son temps, libéraux et orthodoxes, de l’historien du peuple juif à l’un des pionniers du sionisme Nahum Skolow . De son grand-père, Martin Buber dira qu’il était un philologue authentique « amoureux des mots ». Et sa grand-mère, Lise, avait elle aussi l’amour du mot vrai, précis. On peut percevoir dès ce moment leur influence sur Martin, influence qui sera enrichie par celle de son père Carl et les études « en marche » qu’il poursuivra à l’université, puisqu’il est allé étudier à Vienne, à Leipzig, et à Berlin, selon le séminaire offert.
En 1892, à 14 ans, Martin revient définitivement chez son père, qui s’était remarié et installé lui aussi à Lemberg. Si Salomon était un Juif orthodoxe, Carl ne pratiquait pas vraiment. Cependant, Martin, qui ne pratiquait pas vraiment non plus gardera toujours sa foi en Dieu, ainsi qu’il le montre dans ses écrits, notamment, dans ce qui nous intéresse ce jour, Le Chemin de L’homme et la troisième partie de Je et Tu. Les relations tant avec son grand-père que sont père ont toujours été bonnes ce qui nous aide à comprendre les racines de sa grande culture et son sens de la réflexion sur l’humain. Dans son discours pour sa bar-mitzva, à 13 ans, il dit, entre autre : la religion juive ne se limite pas à l’amour du prochain mais impose l’amour à l’égard de l’ennemi lui-même[4]. Tout était déjà là. De son père, retenons aussi son amour pour la nature qu’il associe à ses rapports dans la sphère sociale. Martin dira de lui qu’il prenait part à la vie de tous ceux qui dépendaient de lui d’une manière ou d’une autre[5].
Dès avant son retour à Vienne pour entrer à l’université il apprend la philosophie, après une véritable crise suivant la lecture de Pascal, crise qui le mène au bord du suicide. Ses études de philosophie se concentrent sur la philosophie allemande et sa culture ainsi qu’à son approche juive. Mais, comme mentionné plus haut, ses études universitaires vont l’amener à voyager selon les séminaires qu’il veut suivre : Vienne, Berlin, Leipzig. Et on peut penser, d’ailleurs, que c’est dans ces séminaires qu’il prit le goût de partager la(es )connaissance(s,) d’écouter, et de participer, en fait, aux dialogues. Voici ce qu’il rapporte de ces séminaires dans son livre « Rencontre »: Les contacts réglés et pourtant libres entre maîtres et élèves, l’interprétation des textes en commun, travail auquel le maître participait parfois avec une surprenante humilité, comme si lui-même y apprenait quelque chose, l’échange de questions et de réponses libéré de tout verbiage scolaire, tout cela me révéla – de manière plus intime que la lecture de n’importe quel ouvrage – le propre de l’esprit comme un « entre. [6]» Dans « Le Chemin de l’homme » publié en allemand en 1947, il utilise le terme de entre-les-deux pour souligner la richesse intense de cette situation entre personnes.
A Berlin, Buber s’engage dans le mouvement sioniste dans lequel il sera très vite demandé pour les conférences et les congrès qui suivront. Déjà on entend là ses idées maîtresses sur la relation, concept qui deviendra sa ligne de pensée jusqu’à sa mort ; à Berlin encore il rencontre avec enthousiasme l’anarchiste, ou qualifié de tel, Gustav Landauer, chef de file du mouvement « Nouvelle Communauté », qui est une assemblée d’artistes, écrivains et penseurs. C’est dans le cadre d’une conférence donnée dans ce mouvement que Buber, le sioniste, fait une sorte d’hymne à la vie nouvelle qui libère de toutes les frontières et de tous les concepts[7]. Il souligne la nécessité de parler une nouvelle langue, celle du fait, de la réalité car de cette attitude naît la vie vraie. Il proclame que la communauté recherchée par les membres du mouvement souhaite une vie totale car il y a une réciprocité dynamique, constructive, entre vie et communauté. L’important, dit-il, c’est l’expérience vécue, une communauté entre et avec le genre humain et la totalité du monde. Comme nous le verrons plus tard dans notre analyse, ces compréhensions de la relation homme/ monde se retrouveront dans son livre écrit en 1950, alors qu’il est déjà âgé, Utopie et socialisme[8].
Cette époque est aussi celle d’une « renaissance » juive, mot fructueux, lancé en 1900 dans l’Europe du savoir, qui accompagnera Buber de longues années, comme une espèce de fil conducteur, même s’ il devient ténu au fil du temps. Il ouvre alors une revue intitulée « Est et Ouest », revue mensuelle du Judaïsme moderne. Soulignons, cependant, que bien qu’il connaisse très bien le Quattrocento italien, ce n’est pas un retour vers cette époque qu’il souhaite mais un renouvellement de la totalité de l’homme… une radicale nouveauté que seuls ceux qui voient loin … peuvent entrapercevoir. Il s’agit d’une renaissance d’une humanité, et d’une maîtrise de nouveaux territoires[9].
Cet engagement dans le mouvement sioniste générera, pour Buber, de nombreux textes qu’il rééditera en 1936, avant de partir en Israël, dans un ouvrage portant le titre Sion comme but et comme tâche. Mais très vite il comprend qu’il faut élargir le sionisme. En effet, il affirme, en 1901, que Un peuple qui n’a pas de pays natal doit remplacer son unité de patrie par un lien vivant d’expériences communes et signifiantes s’il veut rester un peuple[10]. Sa conviction à l’époque, est qu’il faut transformer les vieux souvenirs, les vieilles joies et souffrances en une œuvre d’art de la vie.
Expériences communes et signifiantes … écoute et partage vrais dans un séminaire, rencontre entre anarchisme et sionisme, la base de sa réflexion sur le dialogue sont là, et il n’a que 23 ans.
Son engagement enthousiaste, quelque temps plus tard, dans la Fraction démocratique, lui suscitera des questions qui vont, elles aussi et bien que spéculatives, l’accompagner, sous d’autres formes, tout au long de sa vie : Que penses-tu de l’essence du judaïsme ? De la culture juive ? Comment penses-tu le travail en Palestine ? Ces questions vont être à la base de sa position sur la relation Juifs-Arabes en Palestine, et fonder sa volonté de dialoguer avec les Arabes afin de fonder un État fédéral ou confédéral, du moins un État à deux têtes. Mais un facteur fort de la conviction de Buber de la nécessité d’un dialogue en communauté vient de sa rencontre avec le hassidisme.
Dans les années 1904-1905, Buber envisage, pour son avenir universitaire autant qu’intellectuel, une habilitation, et dans ce cadre il redécouvre le hassidisme qu’il a connu dans sa jeunesse en Galicie. Au cours d’un séjour à Florence, en 1905, il rédige Les Contes de Rabbi Nahman qui seront publiées dans Est et Ouest entamant alors une période de sa vie qui deviendra capitale pour le penseur, le croyant, et le sociologue qu’il était. En effet, c’est de cette redécouverte que se développera sa réflexion sur la relation et le dialogue, en 1920, dans son livre Je et Tu, puis, entre autres, Les Chemins de l’homme, sans oublier Moïse, bien que dans celui-ci ce soit plutôt l’historien qui parle tout en soulignant les relations parfois houleuses, conflictuelles, dans les tribus, et entre les tribus et Moïse. Mais voyons, en quelques mots, nécessairement insuffisants, ce qu’est le hassidisme.
Le hassidisme n’est pas un courant nouveau dans le judaïsme, et Buber l’a connu autant par les ouvrages publiés dès le XVIIIe siècle que par les communautés hassidiques contemporaines dans lesquelles son père l’avait amené enfant. Buber était bien conscient de l’évolution du hassidisme qui passa de sa période mystique et élitiste à un courant religieux institutionnalisé, structuré autour de cours dont la figure centrale est le maître spirituel. Cependant, l’importance de la prière, de la joie et du chant subsistent encore à l’époque de Buber. Les villages et villes (comme Lublin) où le hassidisme était très développé, composaient des communautés où l’esprit, l’intelligence régnaient et se partageaient autour d’une table d’étude dans tous les foyers. Les petites communautés se savaient englobées dans une plus grande et l’ensemble formait un foyer de réflexion, de foi et de mode de vie uniques. Il insiste sur le fait que le hassidisme n’est pas piétisme mais il demandait au peuple une intensité d’âme et un recueillement qu’il ne possédait pas. Comme passerelle devant relier l’homme à Dieu, il indiquait une pureté et une clarté de vues, une tension et une concentration de la vie spirituelle dont peu étaient capables, alors même qu’il s’adressait au plus grand nombre[11].
On trouve ici, d’autres éléments qui soulignent la présence du dialogue nécessairement constant que Buber souhaitera toute sa vie : l’étude en communauté, le mode de vie, l’aspiration spirituelle, rien de tout ceci ne peut s’accomplir sans un dialogue intense entre les membres de la communauté. Enfin son intérêt pour le hassidisme venant de son grand-père et de son père, pourtant ni l’un ni l’autre hassidiques, il a accepté et intégré le dialogue entre Haskala (dont Salomon faisait partie) et hassidisme.
Les années 1919-1930, vont l’amener à préciser encore plus fermement sa volonté de dialogue, la nécessité de celui-ci, et sa structure. Ceci d’abord après la conférence de Paris, le 18 janvier 1919 suivie de la déclaration Balfour par laquelle les Anglais étaient en faveur de l’établissement d’un foyer juif en Palestine à la condition que les puissances occidentales accèdent également aux demandes d’indépendance des Arabes, ce qui ne sera pas la cas puisque tant le France que l’Angleterre établiront des protectorats au Moyen Orient. Buber, dans son article demeuré célèbre « Avant la décision », publié à la mi-mars de cette même année, se déclare très heureux de cette possibilité : On nous a reconnu un droit sur la Palestine, nous pouvons désormais travailler à la création d’une communauté autonome, objectif exprimé et admis clairement. …
Maisplus loin, il précise : La conformité de notre entreprise et de notre implantation aux décisions de la Société des Nations et de son mandataire est évidente. Quant à notre refus d’accepter leur système actuel d’un impérialisme drapé dans des sentiments humanitaires, nous n’avons qu’à le manifester en nous abstenant de toute « politique extérieure », sauf pour ce qui est des démarches et des mesures indispensables pour aboutir à une entente durable et amicale avec les Arabes, dans tous les domaines de la vie publique, et pour instaurer de façon durable une solidarité fraternelle entre nous[12].
Une entente durable et amicale avec les Arabes… Ce sera le leitmotiv de Buber, qui lui vaudra l’inimitié de Ben Gourion pour ainsi dire jusqu’à la fin de ses jours : Buber a toujours voulu montrer combien le dialogue avec les Arabes était capital pour la survie d’Israël selon la foi, un bon exemple de ceci étant son installation dans un quartier arabe lorsqu’il fut, enfin, à Jérusalem, à l’université hébraïque à partir de 1938.
Mais avant il y aura l’expérience de la Maison d’ Études (près de Francfort sur le Main) à la création de laquelle l’appelle celui qui deviendra son grand ami : Franz Rosenzweig, et avec lequel il traduira la Bible. Cette Maison d’ Études va constituer, en fait, un terrain d’expérience pour le rôle du dialogue dans l’éducation.
Dans ce lieu d’éducation, il s’agit de proposer une pédagogie radicalement nouvelle où les étudiants -jeunes ou adultes- peuvent montrer leur intérêt et poser des questions. Avant d’enseigner, le professeur devra écouter les souhaits des auditeurs et accepter l’échange, même le favoriser. Il faut un lieu et un temps pour la parole, et dans ce cas-ci, précisément, la parole juive. Le contenu des cours est plutôt encyclopédique étant donnée la richesse des savoirs à partager et/ ou découvrir. Le « Lehrhaus » ouvre ses portes le 17 octobre 1920, à Francfort, et Buber y tiendra une place prépondérante. Cette nouvelle institution est aussi appelée « université populaire », structure qui n’était pas rare en Allemagne et dans lesquelles le cadre favori des études était le séminaire, et nous avons déjà mentionné la qualité que Buber trouvait à cette forme d’apprentissage : écoute, partage, échange… en somme « dialogue ».
Dans le même temps, il continue de s’impliquer en politique et donne beaucoup de conférences, notamment devant les jeunes à Prague en mars 1920. Cette même année, il participe à la fondation du Parti des Travailleurs juifs, un parti socialiste, non-marxiste, né en Palestine en 1906 . Il présente, au cours de la fondation de ce parti en Allemagne, les thèses de Ferdinand Tönnies sur le couple « société et communauté ». Thèses qu’il rappellera plus tard, en 1950, dans son livre Utopie et socialisme, déjà cité et sur lequel nous reviendrons.
Ces années 1920 sont aussi les années de la publication d’un livre clé ,« Je et Tu », clé pour ce qui est de la compréhension de l’importance du dialogue, et par son grand succès. Traduit en France par Bachelard en 1938, il avait connu un grand succès auparavant aux USA où c’est encore le livre dont on se souvient.
Buber a commencé à penser à ce livre – qui devait être, en fait, le premier volume de cinq, mais seul celui-ci sera publié – après, ou du moins de façon plus concrète, avoir lu un article de Eduard Strauss sur Jésus. Cet article, publié dans la revue « Der Jude », et envoyé à lui par Rosenzweig, est critiqué par Buber, non pour ses qualités en tant que texte, mais pour le concept de paganisme que Strauss y développe, et qui est, pour Buber, un concept avec un arrière goût de cruauté[13]. Ceci est intéressant si on se réfère au cours que Buber voulait donner dans la « Maison d’ Études » qui devait mener au problème « de la personne et de la communauté », questionnement que nous avons déjà perçu dans les pages précédentes. Pour ce faire, il voulait montrer qu’il n’existe pas de religion païenne, ni de païens. La première partie de ce cours devait introduire l’ensemble du projet par une recherche sur le mot, l’histoire, et Dieu. Dans son livre[14], Dominique Bourel nous révèle le projet tel qu’il est conservé dans les archives :
1- Je et Tu : Mot ; Histoire ; Dieu.
2- Formes primitives de la vie religieuse : Magie ; Sacrifice ; Mystère ; Prière.
3- Connaissance de Dieu et loi de Dieu : Mythe ; Dogme ; Loi; Enseignement.
4- La personne et la communauté : Le Fondateur ; Le Solitaire.
5- La Force et le Royaume.
Bien que les volumes de 2 à 5 n’aient jamais été publiés en tant que tels, beaucoup des concepts qui y auraient sans doute été adressés peuvent être trouvés dans Le chemin de l’homme ou Moïse , ou encore, pour ce que nous avons lu, dans Utopie et socialisme. Enfin, ce qui n’est pas innocent pour la réception de Je et Tu, il paraît la même année que le Moi et le Ça de Freud. Mais c’est par cet ouvrage clé de Buber, ouvrage à la fois loué et critiqué (surtout par Adorno), que l’on peut le mieux saisir l’inévitabilité de la relation, autrement dit l’existence indiscutable du dialogue, si le groupe veut survivre.
Dans son introduction à Je et Tu publié par Aubier en 2012, Robert Misrahi[15] souligne que Buber s’inscrit avec force dans cette culture allemande tournée vers la vie concrète de la conscience[16]. Et cette conscience solide, présente et instrumentalisée permet d’entrer dans un monde vivant, celui de la relation.. mais pour qu’il y ait relation il faut qu’il y ait une autre conscience, il faut qu’il y ait un interlocuteur, un face-à-face. Et les deux doivent avoir une existence humaine dense, c’est-à-dire vraie, surtout le Je, d’ailleurs.
L’ouvrage est divisé en trois parties : Les Mots-Principes, Le Monde de l’homme, le Toi éternel. Ce qui nous a surtout intéressé pour notre objectif présent, ce sont les deux premières parties.
Tout d’abord, que sont les mots-principes ? Ce n’est sûrement pas une étude linguistique au sens moderne, encore moins « chomskien » du terme, mais une étude de ce que sous-entendent ces deux pronoms : Je et Tu. Ils ont associés en un seul mot car ils sont à la base de la relation-clé, la relation-principe : l’interlocution primale entre un être et un autre qui se rencontrent. Ce sont ces deux petits mots apparemment si évidents, si communs et si banals qui fondent une existence écrit Buber[17]. L’adresse par qui que ce soit à un autre se dévêt de son vide (dû à la solitude) pour s’enrichir, se vêtir de la relation qui se crée avec le Tu, l’autre. La relation ainsi créée ou inventée, devient une sorte de lieu sacré, unique, solide, privé. Buber emploie le mot « sanctuaire » pour qualifier cette relation. Cette connexion privée, ne dure que le temps de l’échange. Lorsque celui-ci se termine, le Tu auquel s’est adressé le Je devient une « connaissance par expérience.[18] » On saisit là l’importance du dialogue : lorsqu’il est complètement ressenti par les deux, le Je et le Tu, rôles qui s’échangent, se mêlent d’ailleurs, la force qui en sort est efficiente, elle ruisselle, et l’ œuvre naît[19]. Quelle que soit cette œuvre : intellectuelle, artisitque, ou spirituelle. Buber souligne que dans ce binôme, si le Tu vient à la rencontre du Je, c’est le Je qui entre en relation, qui doit faire le premier pas. Bien que, in fine, ce soit un engagement des deux qui passe par-dessus tout obstacle qui serait éventuellement présent car dès que Tu devient, lui, présent, une présence naît, et cette présence est la relation, la rencontre, la vie en groupe et dans le monde, car il ne peut y avoir de rencontre efficiente sans la réciprocité, un autre concept fort de Buber, car, dit-il, la simple coexistence prend tout son sens dans la rencontre[20]. En fait, c’est cette « rencontre » qui porte toutes les conséquences dans le monde des choses concrètes et spirituelles car elle se prolonge dans ce monde qui nous entoure justifianr ainsi nos décisions. Mais la première décision est le principe de la relation avec l’autre, le Tu. C’est par cette décision de rencontre que l’on peut communiquer le bonheur et la flamme[21], car l’amour est un fait qui se produit, L’amour existe entre le Je et le Tu[22]. Et pas au-dehors, parce que toute la connaissance ne peut être que dans cette relation, comme sa base et son fruit, relation faite de décision, de rencontre, et de réciprocité. Allant plus loin, Buber souligne que l’homme devient un Je au contact du Tu[23], ce qui suppose que notre existence individuelle, en tant que prise de conscience, prise de responsabilité, n’est possible que dans la relation avec l’autre, mon Tu avec qui je peux échanger mes expériences, discuter des décisions à prendre, réfléchir à la densité de mon Tu intime, grandir, en somme. Alors comment cela peut-il jouer sur ce que Buber appelle « le monde de l’homme [24]» dans son livre ?
Tout d’abord, il nous faut préciser que Buber ne sépare jamais l’homme de son univers (et du Cela) ni de l’humanité, bien que celle-ci aussi entre dans le Cela quand la rencontre entre Je et Tu s’achève, du moins dans son présent. Bien sûr, dit-il, on peut nettement discerner dans l’histoire une dilatation progressive du monde du Cela[25]. Mais tout ceci souligne que l’histoire de l’individu et l’histoire de l’humanité concordent[26] en ceci qu’elles sont le signe, l’une et l’autre, de la croissance continue de ce monde du Cela. Cette « dilatation » du monde du Cela touche à tous les domaines : capacité technique, connaissance de la nature, et développement progressif mais certain de l’activité intellectuelle tant source que conséquence des autres développements. On pourrait craindre alors que la raison soit affaiblie par ces développements et par conséquent que la relation établie entre Je et Tu soit, elle aussi, affaiblie. Mais cette vie intellectuelle sur-activée est tout au plus la matière que la vie de l’esprit doit consommer après l’avoir maîtrisée et modelée[27]. Ainsi, au-delà, peut-être au-dessus, de la vie intellectuelle est l’esprit qui, écrit Buber, est la réponse de l’homme à son Tu[28]. Cette réponse est un voile levé, peut-être sur un autre voile d’ailleurs, sur ce mystère qui est au fond de nous, et qui ne peut se comprendre que par l’esprit. Mais la réponse est pour qui ? Le Je ou le Tu ? D’après Buber, elle est toujours pour Je car dès que la rencontre s’achève, ou que le dialogue est terminé, Tu est renvoyé dans le monde du Cela, devenant une expérience pour Je, mais laissant la connaissance, l’ œuvre, l’image, ou le modèle. Mais pour que ceci arrive, il faut que l’homme contemple l’autre, Tu, et l’accueille. Buber de préciser, c’est dans la contemplation réciproque que l’essence de l’être se découvre à qui veut la connaître[29]. On comprend ici qu’ une vie éparpillée, divisée par toutes sortes d’activités techniques ou autres, coincée entre les institutions -monde du Cela – et les sentiments -monde du fugace- use l’aptitude à la relation. Mais la solution à cette dégradation est dans la décision que l’homme doit prendre d’entrer librement dans une réciprocité d’action qui n’est liée à aucune causalité (institution ou autre) et qui n’en a pas la moindre teinture. Mais, selon Buber, celui-là seul qui connaît la relation et la présence du Tu est apte à prendre une décision[30]. Il la prendra en homme libre, il choisira d’entrer librement en relation avec le Tu, qui, cependant, s’est présenté à lui, et c’est grâce à cette liberté, l’élection de l’autre, qu’il rencontre la destinée, sa destinée. Cette destinée n’est pas une limite, mais le complément de la liberté. Buber les appelle les « fiancées ». Nous comprenons ici que l’implication dans la relation est plus qu’une implication mais une condition impérative pour former une civilisation commune entre les groupes car, écrit-il, toute la doctrine du repliement sur soi se fonde sur cette illusion gigantesque de l’esprit humain qui, replié sur lui-même, s’imagine agir à l’intérieur de l’homme. En vérité il agit à partir de l’homme, entre l’homme et ce qui n’est pas l’homme,[31] Autrement dit, l’homme replié sur lui-même qui refuse ou écarte le dialogue avec l’autre n’a plus, pour avancer sur son chemin, que le monde du Cela, que ce soit l’environnement, ou ses congénères. Il est privé de l’échange intime, profond, qui surgit de la rencontre avec le Tu, privé de cette petite semence qui lui reste après un temps privilégié avec l’autre.
De cette liberté de choisir, ou d’élire pour utiliser le mot de Buber, jaillit la création qui prendra la forme résultant de la relation entre Je et Tu, l’un et l’autre devenant, dans ce présent de la rencontre, chacun une personne, chacune réelle dans la mesure où elle participe à une réalité. Et lorsque la rencontre finit, lorsque le Je se retrouve seul, avec la conscience de ce détachement, [il] ne perd pas sa réalité … il en garde sa semence en lui. Car le mot fondamental, le mot-principe Je-Tu est plus fort dans la dualité que son Moi. Se référant à Socrate, Buber ajoute Ce Je vivait dans la relation avec les hommes, relation incarnée dans le dialogue. Il croyait à la réalité des hommes et il allait vers eux. Il vivait avec eux en pleine réalité, et cette réalité ne le quitte pas. Sa solitude même ne peut être un abandon, et quand le monde humain fait silence autour de lui, il entend son Dieu lui dire Tu[32].
Mais qu’en est-il dans la vie pratique ? Nous avons déjà suggéré, dans les pages précédentes, que Buber était aussi un homme politique, c’est-à-dire qu’il a pris des positions claires en ce qui concerne l’installation des Juifs en Israël, positions basées sur le principe du dialogue avec les Arabes. Il analysera aussi le fonctionnement des kibboutz basés sur une petite communauté qui ne pouvait s’être développée que par le dialogue entre les kibboutzim afin de pouvoir comprendre ce qu’il fallait faire pour la survie de tous. Ce dialogue passait avant l’idéologie ou la doctrine. Autrement dit, la communauté était responsable de son devenir, de sa destinée. Pour que ce dialogue non seulement existe mais soit aussi productif positivement, il faut que la relation, comme il l’écrit dans « Le Chemin de l’homme », prenne réellement corps dans l’intégralité de la vie humaine… l’existence étant la transition de la possibilité dans l’esprit à la réalité dans l’intégralité de la personne[33]. Il est donc nécessaire que l’homme se détermine par la compréhension qu’il a de la relation avec l’autre tant dans sa subjectivité que dans sa vie. En effet, c’est de la rencontre avec son prochain qu’il pourra se rencontrer lui-même. Cependant, et c’est la limite des possibles qu’apportent la rencontre, on ne peut vraiment connaître l’autre que dans la mesure où le rapport est authentique, donc entre personnes authentiques. Il faudra alors s’insurger, dit Buber, contre une fausse alternative qui a envahi toute la pensée de l’époque : l’alternative qui a nom « individualisme ou collectivisme »[34]. Il nous faut donc découvrir, inventer, ce que Buber appelle l’authentique Tiers, ce Tiers, authentique, vrai, vérité pure issue de la rencontre, du dialogue entre Je et Tu, ce Tiers est le chemin à suivre car de ce véritable entretien, [de cette] véritable leçon, [de ce] véritable embrassement, [de ce] véritable duel, ce qu’il y a en tout cela d’essentiel s’accomplit très précisément, entre-les-deux, dans une dimension, pour ainsi dire, qui n’est accessible qu’à ces deux-là[35], mais il est indispensable que cette dimension se produise pour la construction, le bien-être, le cheminement de l’homme qui marchera sur cet essentiel qui est ce qui reste de ce dialogue. L’un et l’autre, l’un en face de l’autre, l’un se reliant à l’autre, l’un avec l’autre.
L’un avec l’autre… Nous abordons ici peut-être le seul vrai fondement, sinon les plus durable du dialogue, celui de l’amitié et/ ou de l’amour. Du moins est-ce celui qui nous touche le plus car il nous permet de nous comprendre nous-mêmes par l’écoute que nous apportons à l’autre. Buber a été élevé dans une famille aimante, une famille tournée vers l’autre, ainsi que nous l’avons dit pour Salomon, le grand-père, et Carl, le père, sans oublier la grand-mère Lise. Sans parler de la relation avec sa femme et ses enfants. Mais en ce qui concerne le Buber hors-famille, nous devons rappeler son énorme correspondance, dont une grande partie souligne avec force les liens d’amitié entre deux écrivains. Un exemple de cette amitié forte est celle avec Franz Rosenzweig : les deux hommes avaient des points de vue communs quant à la renaissance du judaïsme par l’enseignement et la culture en général ; cette amitié sera tissée à partir de ces échanges épistolaires qui sont rapportés dans Martin Buber, Franz Rosenzweig – Dialogue, tradition, traduction (Choix de lettres : 1919-1929) préfacé par Sonia Goldblum et bien référencé. Dans cette préface Goldblum souligne que Un autre temps fort de cette relation,est la discussion qui se tisse entre les deux hommes autour de la rédaction du texte de Martin Buber « Je et Tu ».[36] Ces lettres sont un vrai dialogue car l’un et l’autre donnent leur avis sur ce qu’écrit l’expéditeur, en toute collégialité. Et le receveur tient compte de cet avis. Tout l’enjeu est de déterminer ce qui relève de l’individu et ce qui relève de l’ensemble de la communauté des Juifs. En somme, les deux débattent de la place que doit tenir la religion dans la communauté, en un temps où l’individualisme était une aspiration pour nombre de Juifs allemands assimilés. De toute façon, ainsi que Goldblum le dit, il s’agit d’une amitié intellectuelle, mais cela ne lui ôte rien de sa vérité. Buber sera d’ailleurs très affecté par la mort de son ami à 42 ans…
Mais Buber a cultivé l’amitié dans tous les secteurs, un peu grâce à sa connaissance de dix langues : il était ami de Léon Blum, de Jacques Maritain, de Gabriel Marcel, de Einstein, de Paul Ricoeur et de tant d’autres qu’il rencontrait à des congrès et colloques. C’est ainsi qu’il rencontra Gaston Bachelard en 1939 à Pontigny et qui dira de lui :
Il faut avoir rencontré Martin Buber pour comprendre, dans le temps d’un regard, la philosophie de la rencontre, cette synthèse de l’événement et de l’éternité.[37]
Philosophie du Personnalisme à ses débuts, philosophie de la réciprocité, philosophie du dialogue qui traite l’homme comme un co-créateur de l’univers, chemin de foi judaïque et métaphysique, bien que cette analyse soit trop courte pour aborder cet aspect de Buber, en quoi cela nous concerne-t-il, en ce début du XXIe siècle ? La réponse peut être celle Robert Misrahi dans sa préface de « Je et Tu » :
[elle nous concerne] en ceci qu'[elle] rend compte, dans la pensée et dans la vie de Buber, de l’émergence d’une doctrine qui déborde de loin le cadre du judaïsme et de toute religion, doctrine qui concerne universellement tous les individus, quels qu’ils soient. Il s’agit de la pensée universelle et primordiale du dialogue. … nous lui rendons justice en soulignant la portée et la fécondité universelles de sa réflexion sur la réciprocité.[38]
[1]Bourel, Dominique. Martin Buber – Sentinelle de l’humanité. Albin Michel, Paris, 2015.
[3]Dominque Bourel, op. cit., p. 27
[4]Dominique Bourel, op. cit, p. 36.
[5]Dominique Bourel, op. Cit., p. 37
[6]In Dominique Bourel, op. cit., p. 41
[7]Dominique Bourel, op. cit., p. 68.
[8]Buber, Martin. Utopie et socialisme. Paris:L’échappée, 2015.
[9]Dominique Bourel, op. cit., p. 68.
[10]Dominique Bourel, op. cit., p. 71.
[11]Dominique Bourel, op. cit., p. 137.
[12]Dominique Bourel, op. cit. p. 264.
[13]Dominique Bourel, op. cit., p. 319.
[14]Dominique Bourel, op. Cit., p. 313.
[15]Misrahi, Robert. In Je et Tu, Paris, Aubier, 2012, pp 9 et sq.
[16]Robert Misrahi, op. cit. p. 9.
[17]Buber, Martin. Je et Tu. Paris: Aubier, 2012.
[18]Martin Buber, op. cit., p. 42.
[19]Martin Buber, op. cit., p. 42.
[20]Martin Buber, op. cit., p. 47.
[21]Martin Buber, op. cit., p. 47..
[22]Martin Buber, op. cit., p. 47.
[23]Martin Buber, op. cit. p. 61.
[24]Martin Buber, op. cit. Titre de la deuxième partie.
[25]Martin Buber, op. cit., p. 72.
[26]Martin Buber, op. cit., p. 71.
[27]Martin Buber, op. cit., p. 73.
[28]Martin Buber, op. cit., p. 73.
[29]Martin buber, op. cit., p. 74.
[30]Martin Buber, op. cit., p. 86.
[31]Martin Buber, op. cit., p. 127.
[32]Martin Buber, op. cit., p. 106.
[33]Buber, Martin. Le chemin de l’homme. Paris: Les Belles Lettres, 2015, p. 131.
[34]Martin Buber, op. cit., p. 190
[35]Martin Buber, op. cit., p. 192.
[36]Goldblum, Sonia. Martin Buber Franz Rosenzweig – Dialogue, tradition, traduction. Choix de lettres: 1919-1929. Paris: Herman Editeur, 2015, p. 9 et sq.
[37]Buber, op.cit. P. 25
[38]Buber, op; Cit. Préface de Robert Misrahi, p. 10
Notre temps social, politique, et économique, pour ne pas aller plus loin, semble dans un cul de sac : les populations expriment, directement ou par l’intermédiaire des média de toute technique, leur désir de dialogue afin d’explorer d’autres domaines du vivre-ensemble. Mais que veut-on dire par le terme « dialogue » ? Le Robert nous le définit ainsi : « Entretien entre deux personnes, colloque, conversation entre deux ou plus interlocuteurs. » Dialoguer nous paraît alors tout à fait courant, et nous pouvons nous étonner du caractère exceptionnel que nous semblons lui attribuer parfois, de nos jours, alors que nous utilisons tant de moyens pour nous contacter les uns les autres, très rapidement, sinon constamment soit par courriel (presque archaïque) instagram, twitter, sms, mms, etc. La liste est longue. Nous communiquons par mots, par photos, par sons, dans presque toutes circonstances. Mais, au fait, y-a-t-il vraiment dialogue ? Autrement dit, échangeons-nous vraiment des informations entre interlocuteurs, c’est-à-dire écoutons-nous – que ce soit par l’écrit ou à l’oral – la personne qui nous envoie l’information ou nous interpelle? Il semble que l’écoute attentive de l’autre soit encore réservée au théâtre où l’obligation de développer l’intrigue et sa résolution oblige à des réparties porteuses d’un événement vrai, important. D’autres instances de dialogue vrai existent aussi, bien sûr, comme celui échangé dans une cabine de pilotage d’avion, etc… Nous accusons l’individualisme qui s’est développé depuis le 18e siècle dans nos pays occidentaux pour atteindre une espèce de paroxysme depuis la fin de la Deuxième guerre Mondiale à la faveur du développement de l’existentialisme philosophique que je dirais « sartrien », mais pas que de cette apparente faiblesse du dialogue. Un « chacun pour soi » semble s’être établi qui paraît avoir favorisé, ou en être la conséquence, le développement et la puissance de ce qu’il est convenu d’appeler les « élites » dans les domaines sociaux au sens large, ces élites qui semblent régir notre mode de vie : l’économie, la politique qui la dirige, mais aussi nos relations sociales à tous les niveaux dans nos groupes de vie. Cette césure entre l’élite (évidemment minoritaire en nombre) et la société qui l’entoure (et qui l’a faite) semble avoir coupé toute compréhension possible concernant les aspirations de cette dernière par la première, apparemment enfermée dans une sorte de bulle spécifique, en verre, interdisant toute écoute de ce qui se dit à l’extérieur. Plus d’échange. Alors, la réponse à cet état de fait, réponse souvent suggérée et parfois appliquée de ceux à l’extérieur de la bulle, est de vivre en petits groupes solidaires, de façon à en générer de plus grands, jusqu’à englober l’ensemble, éventuellement, en inventant un autre mode de vie basé sur le dialogue entre membres, afin d’inventer une autre ou d’autres théorie(s) de vie qui éliminerai(en)t le dirigisme des élites. Nous sommes ici, déjà, proches des idées motrices de Martin Buber pour qui la personne vraie que nous pouvons devenir par le dialogue est la clé du vivre-ensemble si tous les membres du groupe adhèrent à cet objectif du dialogue. Mais qui était Buber, ce grand philosophe allemand du siècle passé? Pour répondre à cette question nous allons essayer de montrer, dans l’analyse qui suit, les sources culturelles de sa conviction de l’absolue nécessité du dialogue, d’une part ; d’autre part, nous allons souligner comment il a utilisé cette conviction dans ses réflexions sur le judaïsme, en politique, et dans l’enseignement. Pour ce faire, nous nous appuierons non seulement sur son livre capital en la matière Je et Tu, mais aussi sur Chemin de vie, et Utopie et socialisme, ainsi que son Moïse. Le point de départ de notre recherche est basée sur un livre-monument de Dominique Bourel, Martin Buber : Sentinelle de l’humanité, publié en 2015, chez Albin Michel.
Comme le dit Dominique Bourel dans cette très riche biographie de Martin Buber[1], sa longue vie, ses très nombreux écrits (articles, livres et une correspondance de plus de 50.000 lettres), ses tout aussi nombreux, ou presque, voyages, sa culture immense rendent toute tentative de compréhension définie et définitive de ce grand philosophe presque impossible à délimiter dans son ensemble. Nous allons donc ne choisir que quelques grandes lignes de cette vie passionnée et passionnante pour notre propos, « l’absolue nécessité du dialogue », n’abordant pas le côté spirituel de l’homme mis à part quelques points indispensables sur le hassidisme.
Buber est né le 8 février 1878 à Vienne, dans une maison encore visible aujourd’hui, le long du Danube. Einstein naîtra une année plus tard : tous les deux deviendront de grands amis. Freud habite à quelques pas de la maison natale.
Le père de Martin Buber, Carl, est un propriétaire foncier et investisseur dans les mines de phosphate de Galicie où il vivra principalement après la naissance de Martin. Carl est un homme aisé, un grand voyageur, qui lit Darwin et Renan. La mère de Buber est une Juive d’Odessa. Le mariage se terminera par un divorce alors que Martin n’avait qu’un an. Il est alors envoyé chez ses grands-parents paternels, à Lemberg, aujourd’hui appelée Lviv, en Ukraine. Plus tard, il parlera de sa relation avec cette belle femme qu’il ne reverra qu’une fois en employant une terme forgé par lui : la « mérencontre », utilisant ce mot de « rencontre » qui deviendra capital dans sa pensée. Il restera chez ses grands-parents paternels jusqu’à ses 14 ans, âge où il retourne chez son père, chez qui il allait chaque été, d’ailleurs. Cette enfance et pré-adolescence passées en Galicie laisseront des traces indélébiles en lui : un léger accent et son sentiment d’être un Ostjude. [2]De cette province à l’est de l’Empire austro-hongrois, Kurt Blumenfeld écrira à Hanna Arendt : « Les Galiciens forment un peuple à eux tout seuls, avec leur Buber, leur Agnon, Yaari, Roth, etc.[3] » Les Galiciens étaient dits cultivés, polis, européens. Lemberg est une ville de commerce et de culture avec ses théâtres, bibliothèques, etc., un lieu réputé chaleureux à l’époque, et ce jusqu’à le Première Guerre Mondiale. L’installation des Juifs y est ancienne, et l’Empire les protège.
Le grand-père Salomon Buber, lui, est un homme d’affaires avisé et un éminent spécialiste de la tradition juive, symbole du Juif éclairé qui correspond avec les savants de son temps, libéraux et orthodoxes, de l’historien du peuple juif à l’un des pionniers du sionisme Nahum Skolow . De son grand-père, Martin Buber dira qu’il était un philologue authentique « amoureux des mots ». Et sa grand-mère, Lise, avait elle aussi l’amour du mot vrai, précis. On peut percevoir dès ce moment leur influence sur Martin, influence qui sera enrichie par celle de son père Carl et les études « en marche » qu’il poursuivra à l’université, puisqu’il est allé étudier à Vienne, à Leipzig, et à Berlin, selon le séminaire offert.
En 1892, à 14 ans, Martin revient définitivement chez son père, qui s’était remarié et installé lui aussi à Lemberg. Si Salomon était un Juif orthodoxe, Carl ne pratiquait pas vraiment. Cependant, Martin, qui ne pratiquait pas vraiment non plus gardera toujours sa foi en Dieu, ainsi qu’il le montre dans ses écrits, notamment, dans ce qui nous intéresse ce jour, Le Chemin de L’homme et la troisième partie de Je et Tu. Les relations tant avec son grand-père que sont père ont toujours été bonnes ce qui nous aide à comprendre les racines de sa grande culture et son sens de la réflexion sur l’humain. Dans son discours pour sa bar-mitzva, à 13 ans, il dit, entre autre : la religion juive ne se limite pas à l’amour du prochain mais impose l’amour à l’égard de l’ennemi lui-même[4]. Tout était déjà là. De son père, retenons aussi son amour pour la nature qu’il associe à ses rapports dans la sphère sociale. Martin dira de lui qu’il prenait part à la vie de tous ceux qui dépendaient de lui d’une manière ou d’une autre[5].
Dès avant son retour à Vienne pour entrer à l’université il apprend la philosophie, après une véritable crise suivant la lecture de Pascal, crise qui le mène au bord du suicide. Ses études de philosophie se concentrent sur la philosophie allemande et sa culture ainsi qu’à son approche juive. Mais, comme mentionné plus haut, ses études universitaires vont l’amener à voyager selon les séminaires qu’il veut suivre : Vienne, Berlin, Leipzig. Et on peut penser, d’ailleurs, que c’est dans ces séminaires qu’il prit le goût de partager la(es )connaissance(s,) d’écouter, et de participer, en fait, aux dialogues. Voici ce qu’il rapporte de ces séminaires dans son livre « Rencontre »: Les contacts réglés et pourtant libres entre maîtres et élèves, l’interprétation des textes en commun, travail auquel le maître participait parfois avec une surprenante humilité, comme si lui-même y apprenait quelque chose, l’échange de questions et de réponses libéré de tout verbiage scolaire, tout cela me révéla – de manière plus intime que la lecture de n’importe quel ouvrage – le propre de l’esprit comme un « entre. [6]» Dans « Le Chemin de l’homme » publié en allemand en 1947, il utilise le terme de entre-les-deux pour souligner la richesse intense de cette situation entre personnes.
A Berlin, Buber s’engage dans le mouvement sioniste dans lequel il sera très vite demandé pour les conférences et les congrès qui suivront. Déjà on entend là ses idées maîtresses sur la relation, concept qui deviendra sa ligne de pensée jusqu’à sa mort ; à Berlin encore il rencontre avec enthousiasme l’anarchiste, ou qualifié de tel, Gustav Landauer, chef de file du mouvement « Nouvelle Communauté », qui est une assemblée d’artistes, écrivains et penseurs. C’est dans le cadre d’une conférence donnée dans ce mouvement que Buber, le sioniste, fait une sorte d’hymne à la vie nouvelle qui libère de toutes les frontières et de tous les concepts[7]. Il souligne la nécessité de parler une nouvelle langue, celle du fait, de la réalité car de cette attitude naît la vie vraie. Il proclame que la communauté recherchée par les membres du mouvement souhaite une vie totale car il y a une réciprocité dynamique, constructive, entre vie et communauté. L’important, dit-il, c’est l’expérience vécue, une communauté entre et avec le genre humain et la totalité du monde. Comme nous le verrons plus tard dans notre analyse, ces compréhensions de la relation homme/ monde se retrouveront dans son livre écrit en 1950, alors qu’il est déjà âgé, Utopie et socialisme[8].
Cette époque est aussi celle d’une « renaissance » juive, mot fructueux, lancé en 1900 dans l’Europe du savoir, qui accompagnera Buber de longues années, comme une espèce de fil conducteur, même s’ il devient ténu au fil du temps. Il ouvre alors une revue intitulée « Est et Ouest », revue mensuelle du Judaïsme moderne. Soulignons, cependant, que bien qu’il connaisse très bien le Quattrocento italien, ce n’est pas un retour vers cette époque qu’il souhaite mais un renouvellement de la totalité de l’homme… une radicale nouveauté que seuls ceux qui voient loin … peuvent entrapercevoir. Il s’agit d’une renaissance d’une humanité, et d’une maîtrise de nouveaux territoires[9].
Cet engagement dans le mouvement sioniste générera, pour Buber, de nombreux textes qu’il rééditera en 1936, avant de partir en Israël, dans un ouvrage portant le titre Sion comme but et comme tâche. Mais très vite il comprend qu’il faut élargir le sionisme. En effet, il affirme, en 1901, que Un peuple qui n’a pas de pays natal doit remplacer son unité de patrie par un lien vivant d’expériences communes et signifiantes s’il veut rester un peuple[10]. Sa conviction à l’époque, est qu’il faut transformer les vieux souvenirs, les vieilles joies et souffrances en une œuvre d’art de la vie.
Expériences communes et signifiantes … écoute et partage vrais dans un séminaire, rencontre entre anarchisme et sionisme, la base de sa réflexion sur le dialogue sont là, et il n’a que 23 ans.
Son engagement enthousiaste, quelque temps plus tard, dans la Fraction démocratique, lui suscitera des questions qui vont, elles aussi et bien que spéculatives, l’accompagner, sous d’autres formes, tout au long de sa vie : Que penses-tu de l’essence du judaïsme ? De la culture juive ? Comment penses-tu le travail en Palestine ? Ces questions vont être à la base de sa position sur la relation Juifs-Arabes en Palestine, et fonder sa volonté de dialoguer avec les Arabes afin de fonder un État fédéral ou confédéral, du moins un État à deux têtes. Mais un facteur fort de la conviction de Buber de la nécessité d’un dialogue en communauté vient de sa rencontre avec le hassidisme.
Dans les années 1904-1905, Buber envisage, pour son avenir universitaire autant qu’intellectuel, une habilitation, et dans ce cadre il redécouvre le hassidisme qu’il a connu dans sa jeunesse en Galicie. Au cours d’un séjour à Florence, en 1905, il rédige Les Contes de Rabbi Nahman qui seront publiées dans Est et Ouest entamant alors une période de sa vie qui deviendra capitale pour le penseur, le croyant, et le sociologue qu’il était. En effet, c’est de cette redécouverte que se développera sa réflexion sur la relation et le dialogue, en 1920, dans son livre Je et Tu, puis, entre autres, Les Chemins de l’homme, sans oublier Moïse, bien que dans celui-ci ce soit plutôt l’historien qui parle tout en soulignant les relations parfois houleuses, conflictuelles, dans les tribus, et entre les tribus et Moïse. Mais voyons, en quelques mots, nécessairement insuffisants, ce qu’est le hassidisme.
Le hassidisme n’est pas un courant nouveau dans le judaïsme, et Buber l’a connu autant par les ouvrages publiés dès le XVIIIe siècle que par les communautés hassidiques contemporaines dans lesquelles son père l’avait amené enfant. Buber était bien conscient de l’évolution du hassidisme qui passa de sa période mystique et élitiste à un courant religieux institutionnalisé, structuré autour de cours dont la figure centrale est le maître spirituel. Cependant, l’importance de la prière, de la joie et du chant subsistent encore à l’époque de Buber. Les villages et villes (comme Lublin) où le hassidisme était très développé, composaient des communautés où l’esprit, l’intelligence régnaient et se partageaient autour d’une table d’étude dans tous les foyers. Les petites communautés se savaient englobées dans une plus grande et l’ensemble formait un foyer de réflexion, de foi et de mode de vie uniques. Il insiste sur le fait que le hassidisme n’est pas piétisme mais il demandait au peuple une intensité d’âme et un recueillement qu’il ne possédait pas. Comme passerelle devant relier l’homme à Dieu, il indiquait une pureté et une clarté de vues, une tension et une concentration de la vie spirituelle dont peu étaient capables, alors même qu’il s’adressait au plus grand nombre[11].
On trouve ici, d’autres éléments qui soulignent la présence du dialogue nécessairement constant que Buber souhaitera toute sa vie : l’étude en communauté, le mode de vie, l’aspiration spirituelle, rien de tout ceci ne peut s’accomplir sans un dialogue intense entre les membres de la communauté. Enfin son intérêt pour le hassidisme venant de son grand-père et de son père, pourtant ni l’un ni l’autre hassidiques, il a accepté et intégré le dialogue entre Haskala (dont Salomon faisait partie) et hassidisme.
Les années 1919-1930, vont l’amener à préciser encore plus fermement sa volonté de dialogue, la nécessité de celui-ci, et sa structure. Ceci d’abord après la conférence de Paris, le 18 janvier 1919 suivie de la déclaration Balfour par laquelle les Anglais étaient en faveur de l’établissement d’un foyer juif en Palestine à la condition que les puissances occidentales accèdent également aux demandes d’indépendance des Arabes, ce qui ne sera pas la cas puisque tant le France que l’Angleterre établiront des protectorats au Moyen Orient. Buber, dans son article demeuré célèbre « Avant la décision », publié à la mi-mars de cette même année, se déclare très heureux de cette possibilité : On nous a reconnu un droit sur la Palestine, nous pouvons désormais travailler à la création d’une communauté autonome, objectif exprimé et admis clairement. …
Maisplus loin, il précise : La conformité de notre entreprise et de notre implantation aux décisions de la Société des Nations et de son mandataire est évidente. Quant à notre refus d’accepter leur système actuel d’un impérialisme drapé dans des sentiments humanitaires, nous n’avons qu’à le manifester en nous abstenant de toute « politique extérieure », sauf pour ce qui est des démarches et des mesures indispensables pour aboutir à une entente durable et amicale avec les Arabes, dans tous les domaines de la vie publique, et pour instaurer de façon durable une solidarité fraternelle entre nous[12].
Une entente durable et amicale avec les Arabes… Ce sera le leitmotiv de Buber, qui lui vaudra l’inimitié de Ben Gourion pour ainsi dire jusqu’à la fin de ses jours : Buber a toujours voulu montrer combien le dialogue avec les Arabes était capital pour la survie d’Israël selon la foi, un bon exemple de ceci étant son installation dans un quartier arabe lorsqu’il fut, enfin, à Jérusalem, à l’université hébraïque à partir de 1938.
Mais avant il y aura l’expérience de la Maison d’ Études (près de Francfort sur le Main) à la création de laquelle l’appelle celui qui deviendra son grand ami : Franz Rosenzweig, et avec lequel il traduira la Bible. Cette Maison d’ Études va constituer, en fait, un terrain d’expérience pour le rôle du dialogue dans l’éducation.
Dans ce lieu d’éducation, il s’agit de proposer une pédagogie radicalement nouvelle où les étudiants -jeunes ou adultes- peuvent montrer leur intérêt et poser des questions. Avant d’enseigner, le professeur devra écouter les souhaits des auditeurs et accepter l’échange, même le favoriser. Il faut un lieu et un temps pour la parole, et dans ce cas-ci, précisément, la parole juive. Le contenu des cours est plutôt encyclopédique étant donnée la richesse des savoirs à partager et/ ou découvrir. Le « Lehrhaus » ouvre ses portes le 17 octobre 1920, à Francfort, et Buber y tiendra une place prépondérante. Cette nouvelle institution est aussi appelée « université populaire », structure qui n’était pas rare en Allemagne et dans lesquelles le cadre favori des études était le séminaire, et nous avons déjà mentionné la qualité que Buber trouvait à cette forme d’apprentissage : écoute, partage, échange… en somme « dialogue ».
Dans le même temps, il continue de s’impliquer en politique et donne beaucoup de conférences, notamment devant les jeunes à Prague en mars 1920. Cette même année, il participe à la fondation du Parti des Travailleurs juifs, un parti socialiste, non-marxiste, né en Palestine en 1906 . Il présente, au cours de la fondation de ce parti en Allemagne, les thèses de Ferdinand Tönnies sur le couple « société et communauté ». Thèses qu’il rappellera plus tard, en 1950, dans son livre Utopie et socialisme, déjà cité et sur lequel nous reviendrons.
Ces années 1920 sont aussi les années de la publication d’un livre clé ,« Je et Tu », clé pour ce qui est de la compréhension de l’importance du dialogue, et par son grand succès. Traduit en France par Bachelard en 1938, il avait connu un grand succès auparavant aux USA où c’est encore le livre dont on se souvient.
Buber a commencé à penser à ce livre – qui devait être, en fait, le premier volume de cinq, mais seul celui-ci sera publié – après, ou du moins de façon plus concrète, avoir lu un article de Eduard Strauss sur Jésus. Cet article, publié dans la revue « Der Jude », et envoyé à lui par Rosenzweig, est critiqué par Buber, non pour ses qualités en tant que texte, mais pour le concept de paganisme que Strauss y développe, et qui est, pour Buber, un concept avec un arrière goût de cruauté[13]. Ceci est intéressant si on se réfère au cours que Buber voulait donner dans la « Maison d’ Études » qui devait mener au problème « de la personne et de la communauté », questionnement que nous avons déjà perçu dans les pages précédentes. Pour ce faire, il voulait montrer qu’il n’existe pas de religion païenne, ni de païens. La première partie de ce cours devait introduire l’ensemble du projet par une recherche sur le mot, l’histoire, et Dieu. Dans son livre[14], Dominique Bourel nous révèle le projet tel qu’il est conservé dans les archives :
1- Je et Tu : Mot ; Histoire ; Dieu.
2- Formes primitives de la vie religieuse : Magie ; Sacrifice ; Mystère ; Prière.
3- Connaissance de Dieu et loi de Dieu : Mythe ; Dogme ; Loi; Enseignement.
4- La personne et la communauté : Le Fondateur ; Le Solitaire.
5- La Force et le Royaume.
Bien que les volumes de 2 à 5 n’aient jamais été publiés en tant que tels, beaucoup des concepts qui y auraient sans doute été adressés peuvent être trouvés dans Le chemin de l’homme ou Moïse , ou encore, pour ce que nous avons lu, dans Utopie et socialisme. Enfin, ce qui n’est pas innocent pour la réception de Je et Tu, il paraît la même année que le Moi et le Ça de Freud. Mais c’est par cet ouvrage clé de Buber, ouvrage à la fois loué et critiqué (surtout par Adorno), que l’on peut le mieux saisir l’inévitabilité de la relation, autrement dit l’existence indiscutable du dialogue, si le groupe veut survivre.
Dans son introduction à Je et Tu publié par Aubier en 2012, Robert Misrahi[15] souligne que Buber s’inscrit avec force dans cette culture allemande tournée vers la vie concrète de la conscience[16]. Et cette conscience solide, présente et instrumentalisée permet d’entrer dans un monde vivant, celui de la relation.. mais pour qu’il y ait relation il faut qu’il y ait une autre conscience, il faut qu’il y ait un interlocuteur, un face-à-face. Et les deux doivent avoir une existence humaine dense, c’est-à-dire vraie, surtout le Je, d’ailleurs.
L’ouvrage est divisé en trois parties : Les Mots-Principes, Le Monde de l’homme, le Toi éternel. Ce qui nous a surtout intéressé pour notre objectif présent, ce sont les deux premières parties.
Tout d’abord, que sont les mots-principes ? Ce n’est sûrement pas une étude linguistique au sens moderne, encore moins « chomskien » du terme, mais une étude de ce que sous-entendent ces deux pronoms : Je et Tu. Ils ont associés en un seul mot car ils sont à la base de la relation-clé, la relation-principe : l’interlocution primale entre un être et un autre qui se rencontrent. Ce sont ces deux petits mots apparemment si évidents, si communs et si banals qui fondent une existence écrit Buber[17]. L’adresse par qui que ce soit à un autre se dévêt de son vide (dû à la solitude) pour s’enrichir, se vêtir de la relation qui se crée avec le Tu, l’autre. La relation ainsi créée ou inventée, devient une sorte de lieu sacré, unique, solide, privé. Buber emploie le mot « sanctuaire » pour qualifier cette relation. Cette connexion privée, ne dure que le temps de l’échange. Lorsque celui-ci se termine, le Tu auquel s’est adressé le Je devient une « connaissance par expérience.[18] » On saisit là l’importance du dialogue : lorsqu’il est complètement ressenti par les deux, le Je et le Tu, rôles qui s’échangent, se mêlent d’ailleurs, la force qui en sort est efficiente, elle ruisselle, et l’ œuvre naît[19]. Quelle que soit cette œuvre : intellectuelle, artisitque, ou spirituelle. Buber souligne que dans ce binôme, si le Tu vient à la rencontre du Je, c’est le Je qui entre en relation, qui doit faire le premier pas. Bien que, in fine, ce soit un engagement des deux qui passe par-dessus tout obstacle qui serait éventuellement présent car dès que Tu devient, lui, présent, une présence naît, et cette présence est la relation, la rencontre, la vie en groupe et dans le monde, car il ne peut y avoir de rencontre efficiente sans la réciprocité, un autre concept fort de Buber, car, dit-il, la simple coexistence prend tout son sens dans la rencontre[20]. En fait, c’est cette « rencontre » qui porte toutes les conséquences dans le monde des choses concrètes et spirituelles car elle se prolonge dans ce monde qui nous entoure justifianr ainsi nos décisions. Mais la première décision est le principe de la relation avec l’autre, le Tu. C’est par cette décision de rencontre que l’on peut communiquer le bonheur et la flamme[21], car l’amour est un fait qui se produit, L’amour existe entre le Je et le Tu[22]. Et pas au-dehors, parce que toute la connaissance ne peut être que dans cette relation, comme sa base et son fruit, relation faite de décision, de rencontre, et de réciprocité. Allant plus loin, Buber souligne que l’homme devient un Je au contact du Tu[23], ce qui suppose que notre existence individuelle, en tant que prise de conscience, prise de responsabilité, n’est possible que dans la relation avec l’autre, mon Tu avec qui je peux échanger mes expériences, discuter des décisions à prendre, réfléchir à la densité de mon Tu intime, grandir, en somme. Alors comment cela peut-il jouer sur ce que Buber appelle « le monde de l’homme [24]» dans son livre ?
Tout d’abord, il nous faut préciser que Buber ne sépare jamais l’homme de son univers (et du Cela) ni de l’humanité, bien que celle-ci aussi entre dans le Cela quand la rencontre entre Je et Tu s’achève, du moins dans son présent. Bien sûr, dit-il, on peut nettement discerner dans l’histoire une dilatation progressive du monde du Cela[25]. Mais tout ceci souligne que l’histoire de l’individu et l’histoire de l’humanité concordent[26] en ceci qu’elles sont le signe, l’une et l’autre, de la croissance continue de ce monde du Cela. Cette « dilatation » du monde du Cela touche à tous les domaines : capacité technique, connaissance de la nature, et développement progressif mais certain de l’activité intellectuelle tant source que conséquence des autres développements. On pourrait craindre alors que la raison soit affaiblie par ces développements et par conséquent que la relation établie entre Je et Tu soit, elle aussi, affaiblie. Mais cette vie intellectuelle sur-activée est tout au plus la matière que la vie de l’esprit doit consommer après l’avoir maîtrisée et modelée[27]. Ainsi, au-delà, peut-être au-dessus, de la vie intellectuelle est l’esprit qui, écrit Buber, est la réponse de l’homme à son Tu[28]. Cette réponse est un voile levé, peut-être sur un autre voile d’ailleurs, sur ce mystère qui est au fond de nous, et qui ne peut se comprendre que par l’esprit. Mais la réponse est pour qui ? Le Je ou le Tu ? D’après Buber, elle est toujours pour Je car dès que la rencontre s’achève, ou que le dialogue est terminé, Tu est renvoyé dans le monde du Cela, devenant une expérience pour Je, mais laissant la connaissance, l’ œuvre, l’image, ou le modèle. Mais pour que ceci arrive, il faut que l’homme contemple l’autre, Tu, et l’accueille. Buber de préciser, c’est dans la contemplation réciproque que l’essence de l’être se découvre à qui veut la connaître[29]. On comprend ici qu’ une vie éparpillée, divisée par toutes sortes d’activités techniques ou autres, coincée entre les institutions -monde du Cela – et les sentiments -monde du fugace- use l’aptitude à la relation. Mais la solution à cette dégradation est dans la décision que l’homme doit prendre d’entrer librement dans une réciprocité d’action qui n’est liée à aucune causalité (institution ou autre) et qui n’en a pas la moindre teinture. Mais, selon Buber, celui-là seul qui connaît la relation et la présence du Tu est apte à prendre une décision[30]. Il la prendra en homme libre, il choisira d’entrer librement en relation avec le Tu, qui, cependant, s’est présenté à lui, et c’est grâce à cette liberté, l’élection de l’autre, qu’il rencontre la destinée, sa destinée. Cette destinée n’est pas une limite, mais le complément de la liberté. Buber les appelle les « fiancées ». Nous comprenons ici que l’implication dans la relation est plus qu’une implication mais une condition impérative pour former une civilisation commune entre les groupes car, écrit-il, toute la doctrine du repliement sur soi se fonde sur cette illusion gigantesque de l’esprit humain qui, replié sur lui-même, s’imagine agir à l’intérieur de l’homme. En vérité il agit à partir de l’homme, entre l’homme et ce qui n’est pas l’homme,[31] Autrement dit, l’homme replié sur lui-même qui refuse ou écarte le dialogue avec l’autre n’a plus, pour avancer sur son chemin, que le monde du Cela, que ce soit l’environnement, ou ses congénères. Il est privé de l’échange intime, profond, qui surgit de la rencontre avec le Tu, privé de cette petite semence qui lui reste après un temps privilégié avec l’autre.
De cette liberté de choisir, ou d’élire pour utiliser le mot de Buber, jaillit la création qui prendra la forme résultant de la relation entre Je et Tu, l’un et l’autre devenant, dans ce présent de la rencontre, chacun une personne, chacune réelle dans la mesure où elle participe à une réalité. Et lorsque la rencontre finit, lorsque le Je se retrouve seul, avec la conscience de ce détachement, [il] ne perd pas sa réalité … il en garde sa semence en lui. Car le mot fondamental, le mot-principe Je-Tu est plus fort dans la dualité que son Moi. Se référant à Socrate, Buber ajoute Ce Je vivait dans la relation avec les hommes, relation incarnée dans le dialogue. Il croyait à la réalité des hommes et il allait vers eux. Il vivait avec eux en pleine réalité, et cette réalité ne le quitte pas. Sa solitude même ne peut être un abandon, et quand le monde humain fait silence autour de lui, il entend son Dieu lui dire Tu[32].
Mais qu’en est-il dans la vie pratique ? Nous avons déjà suggéré, dans les pages précédentes, que Buber était aussi un homme politique, c’est-à-dire qu’il a pris des positions claires en ce qui concerne l’installation des Juifs en Israël, positions basées sur le principe du dialogue avec les Arabes. Il analysera aussi le fonctionnement des kibboutz basés sur une petite communauté qui ne pouvait s’être développée que par le dialogue entre les kibboutzim afin de pouvoir comprendre ce qu’il fallait faire pour la survie de tous. Ce dialogue passait avant l’idéologie ou la doctrine. Autrement dit, la communauté était responsable de son devenir, de sa destinée. Pour que ce dialogue non seulement existe mais soit aussi productif positivement, il faut que la relation, comme il l’écrit dans « Le Chemin de l’homme », prenne réellement corps dans l’intégralité de la vie humaine… l’existence étant la transition de la possibilité dans l’esprit à la réalité dans l’intégralité de la personne[33]. Il est donc nécessaire que l’homme se détermine par la compréhension qu’il a de la relation avec l’autre tant dans sa subjectivité que dans sa vie. En effet, c’est de la rencontre avec son prochain qu’il pourra se rencontrer lui-même. Cependant, et c’est la limite des possibles qu’apportent la rencontre, on ne peut vraiment connaître l’autre que dans la mesure où le rapport est authentique, donc entre personnes authentiques. Il faudra alors s’insurger, dit Buber, contre une fausse alternative qui a envahi toute la pensée de l’époque : l’alternative qui a nom « individualisme ou collectivisme »[34]. Il nous faut donc découvrir, inventer, ce que Buber appelle l’authentique Tiers, ce Tiers, authentique, vrai, vérité pure issue de la rencontre, du dialogue entre Je et Tu, ce Tiers est le chemin à suivre car de ce véritable entretien, [de cette] véritable leçon, [de ce] véritable embrassement, [de ce] véritable duel, ce qu’il y a en tout cela d’essentiel s’accomplit très précisément, entre-les-deux, dans une dimension, pour ainsi dire, qui n’est accessible qu’à ces deux-là[35], mais il est indispensable que cette dimension se produise pour la construction, le bien-être, le cheminement de l’homme qui marchera sur cet essentiel qui est ce qui reste de ce dialogue. L’un et l’autre, l’un en face de l’autre, l’un se reliant à l’autre, l’un avec l’autre.
L’un avec l’autre… Nous abordons ici peut-être le seul vrai fondement, sinon les plus durable du dialogue, celui de l’amitié et/ ou de l’amour. Du moins est-ce celui qui nous touche le plus car il nous permet de nous comprendre nous-mêmes par l’écoute que nous apportons à l’autre. Buber a été élevé dans une famille aimante, une famille tournée vers l’autre, ainsi que nous l’avons dit pour Salomon, le grand-père, et Carl, le père, sans oublier la grand-mère Lise. Sans parler de la relation avec sa femme et ses enfants. Mais en ce qui concerne le Buber hors-famille, nous devons rappeler son énorme correspondance, dont une grande partie souligne avec force les liens d’amitié entre deux écrivains. Un exemple de cette amitié forte est celle avec Franz Rosenzweig : les deux hommes avaient des points de vue communs quant à la renaissance du judaïsme par l’enseignement et la culture en général ; cette amitié sera tissée à partir de ces échanges épistolaires qui sont rapportés dans Martin Buber, Franz Rosenzweig – Dialogue, tradition, traduction (Choix de lettres : 1919-1929) préfacé par Sonia Goldblum et bien référencé. Dans cette préface Goldblum souligne que Un autre temps fort de cette relation,est la discussion qui se tisse entre les deux hommes autour de la rédaction du texte de Martin Buber « Je et Tu ».[36] Ces lettres sont un vrai dialogue car l’un et l’autre donnent leur avis sur ce qu’écrit l’expéditeur, en toute collégialité. Et le receveur tient compte de cet avis. Tout l’enjeu est de déterminer ce qui relève de l’individu et ce qui relève de l’ensemble de la communauté des Juifs. En somme, les deux débattent de la place que doit tenir la religion dans la communauté, en un temps où l’individualisme était une aspiration pour nombre de Juifs allemands assimilés. De toute façon, ainsi que Goldblum le dit, il s’agit d’une amitié intellectuelle, mais cela ne lui ôte rien de sa vérité. Buber sera d’ailleurs très affecté par la mort de son ami à 42 ans…
Mais Buber a cultivé l’amitié dans tous les secteurs, un peu grâce à sa connaissance de dix langues : il était ami de Léon Blum, de Jacques Maritain, de Gabriel Marcel, de Einstein, de Paul Ricoeur et de tant d’autres qu’il rencontrait à des congrès et colloques. C’est ainsi qu’il rencontra Gaston Bachelard en 1939 à Pontigny et qui dira de lui :
Il faut avoir rencontré Martin Buber pour comprendre, dans le temps d’un regard, la philosophie de la rencontre, cette synthèse de l’événement et de l’éternité.[37]
Philosophie du Personnalisme à ses débuts, philosophie de la réciprocité, philosophie du dialogue qui traite l’homme comme un co-créateur de l’univers, chemin de foi judaïque et métaphysique, bien que cette analyse soit trop courte pour aborder cet aspect de Buber, en quoi cela nous concerne-t-il, en ce début du XXIe siècle ? La réponse peut être celle Robert Misrahi dans sa préface de « Je et Tu » :
[elle nous concerne] en ceci qu'[elle] rend compte, dans la pensée et dans la vie de Buber, de l’émergence d’une doctrine qui déborde de loin le cadre du judaïsme et de toute religion, doctrine qui concerne universellement tous les individus, quels qu’ils soient. Il s’agit de la pensée universelle et primordiale du dialogue. … nous lui rendons justice en soulignant la portée et la fécondité universelles de sa réflexion sur la réciprocité.[38]
[1]Bourel, Dominique. Martin Buber – Sentinelle de l’humanité. Albin Michel, Paris, 2015.
[3]Dominque Bourel, op. cit., p. 27
[4]Dominique Bourel, op. cit, p. 36.
[5]Dominique Bourel, op. Cit., p. 37
[6]In Dominique Bourel, op. cit., p. 41
[7]Dominique Bourel, op. cit., p. 68.
[8]Buber, Martin. Utopie et socialisme. Paris:L’échappée, 2015.
[9]Dominique Bourel, op. cit., p. 68.
[10]Dominique Bourel, op. cit., p. 71.
[11]Dominique Bourel, op. cit., p. 137.
[12]Dominique Bourel, op. cit. p. 264.
[13]Dominique Bourel, op. cit., p. 319.
[14]Dominique Bourel, op. Cit., p. 313.
[15]Misrahi, Robert. In Je et Tu, Paris, Aubier, 2012, pp 9 et sq.
[16]Robert Misrahi, op. cit. p. 9.
[17]Buber, Martin. Je et Tu. Paris: Aubier, 2012.
[18]Martin Buber, op. cit., p. 42.
[19]Martin Buber, op. cit., p. 42.
[20]Martin Buber, op. cit., p. 47.
[21]Martin Buber, op. cit., p. 47..
[22]Martin Buber, op. cit., p. 47.
[23]Martin Buber, op. cit. p. 61.
[24]Martin Buber, op. cit. Titre de la deuxième partie.
[25]Martin Buber, op. cit., p. 72.
[26]Martin Buber, op. cit., p. 71.
[27]Martin Buber, op. cit., p. 73.
[28]Martin Buber, op. cit., p. 73.
[29]Martin buber, op. cit., p. 74.
[30]Martin Buber, op. cit., p. 86.
[31]Martin Buber, op. cit., p. 127.
[32]Martin Buber, op. cit., p. 106.
[33]Buber, Martin. Le chemin de l’homme. Paris: Les Belles Lettres, 2015, p. 131.
[34]Martin Buber, op. cit., p. 190
[35]Martin Buber, op. cit., p. 192.
[36]Goldblum, Sonia. Martin Buber Franz Rosenzweig – Dialogue, tradition, traduction. Choix de lettres: 1919-1929. Paris: Herman Editeur, 2015, p. 9 et sq.
[37]Buber, op.cit. P. 25
[38]Buber, op; Cit. Préface de Robert Misrahi, p. 10