Aix, mai 1956, le cloître de la cathédrale Saint-Sauveur, ma paroisse. Je suis assise entre deux colonnes du cloître, devant moi, assise elle-aussi, la sœur catéchiste des Filles de la Charité qui nous enseignées, nous les petites filles de la paroisse, durant ces 3 dernières années. Le grand jour de la Profession de Foi est au bout de ce mois de mai. Mais, pour recevoir ce sacrement, nous devons passer un examen couvrant les 3 années précédentes Le jardinet du cloître est si paisible, le cloître lui-même est frais, la sœur souriante, pourquoi craindrais-je ? Cependant, assise là, je me souviens avoir été perturbée, entre autres, par la profondeur de l’engagement à venir, le dimanche d’après… Je me souviens clairement que ce sentiment de profondeur et de vérité m’est revenu durant les vêpres lorsque nous avons prêté serment de toujours aimer Jésus, de ne jamais oublier Dieu, d’avoir confiance en Lui quoiqu’il arrive. De ce jour, j’ai récité une prière, souvent le Notre Père, chaque soir de ma vie, ou à peu près chaque soir. J’aimais et aime le monde. Si, à ce moment-là je ne pouvais pas vraiment dire si j’aimais le Père, je le sentais dans ma vie, je le sentais être-là. Cela ne m’a plus quittée, bien que le sentiment de Sa présence fût bien flou, parfois : le quotidien a eu ses heures de domination avec les événements bons ou mauvais. Il a fallu du temps pour que ou trouve un face-à-face avec Dieu, un face-à-face qui m’apportât la nécessaire évidence de l’amour : Son amour pour moi, pour les autres, et mon rôle dans la diffusion de cet amour. Cependant, ce jour de Profession de Foi je croyais en la vérité des Evangiles. Pas nécessairement le mot à mot, ou du moins pas dans leur sens le plus littéral, mais l’éducation littéraire que e recevais m’apprenais à ne pas douter de l’existence et du fondement des écrits très anciens, donc pourquoi aurais-je douter de l’Evangile ? J’ai été fascinée par les Stoïciens et je voyais là, et y vois encore, une harmonie avec ma foi chrétienne : l’un soutenait et soutient l’autre. Et quelque part je peux dire que mon admiration pour les Stoïciens m’a profondément aidée à vivre ma foi chrétienne dans ce que celle-ci a d’exigeant dans le quotidien : tenir debout, écouter l’autre, aller dans son creux le plus vrai possible, avancer en se sachant libre de ne plus avancer, au moins temporairement, le temps de reprendre souffle en se confiant au Seigneur : « je ne peux plus avancer, laissez-moi me reposer sur vous toujours ou aujourd’hui, votre Force sera la mienne, donnez-moi de la saisir et de la garder… ».
Mais c’est peut-être aussi ce Stoïcisme qui m’empêche d’aller vers la périphérie autre que dans des circonstances en cercles fermés.
Cependant, les rencontres que j’ai faites ont été très inspirantes, sinon révolutionnaires en quelque sorte : à la question de savoir comment transmettre ma foi aux autres, ce sont des Sœurs de la Charité rencontrées sur le parvis d’une petite église en Pologne qui m’ont indiqué un chemin: elles revenaient temporairement de Moscou. Je leur demande : « que faites-vous là-bas ? » Elles me répondent : « Nous y sommes, on nous voit … les questions peuvent arriver ainsi ; on peut frapper à notre porte pour des raisons très diverses et le monde le sait… » C’était la réponse, l’aide que j’attendais : être simplement ce que je suis, dans ma foi, avec ma foi. Cependant, rien de tout ceci ne serait sans doute vrai sans cette source scientifiquement mais réelle, indéfinissable, de ma foi : l’humain dans le divin. Je le perçois, et il m’envahit comme vérité indestructible dans la plaie verticale de ce corps gris très réaliste, du Christ en croix sans croix, un peu pendu dans les airs, de cette modeste chapelle d’une maison de retraite au Puy, il était là parmi nous vivant dans la maison de mes tantes qui chantonnaient, et il est là, vivant et nous écoutant, et m’aidant à écouter ce groupe de femmes en détresse psychiatrique. Sans l’aide de son humanité divine qui est son amour, comment pourrais-je les entendre, elles et tous ceux qui m’entourent ? Et quand je ne les entends pas, quand je suis distraite par moi-même, comment pourrais-je confier ma faute et me sentir consolée, soutenue, aimée si il n’y avait pas cette lumière divine, éblouissante qui que je ne peux quémander, sentir et accepter dans mon humanité car il y a et il y a eu notre humanité partagée.
Je peux boiter, je peux être en colère ou aimante, distraite ou à l’écoute, mais je suis là, une parmi les autres mais pas perdue parmi les autres, simplement unie avec eux -ces milliards de Zundel- je suis unie à eux par la main, par le regard, par le sourire, par les larmes, par les yeux, le regard sous le regard de Dieu. Cet « être-là » me permet, éventuellement d’aider et d’être aidée, maillon dans le projet de Dieu. Car Il est en moi, avec moi, et moi avec mes milliards de marcheurs de et vers Dieu, vers l’Espérance. La Beauté, seul vrai sens de la vie humaine, seule vérité à transmettre, sans doute…