DE LA LIBERATION DE LA TRADUCTION
Ayez pitié de nous, écrivait Apollinaire, de nous qui vivons cette longue querelle de l’Ordre et de l’Aventure.
Cité par André Malraux, La tête d’Obsidienne, 52.
Ordre de l’écriture-système, ordre des langues particulières à chaque communauté, ordre de leurs rapports aux objets et à leur vision du monde, ordre de la pensée établie pour une compréhension sans ombre, sans interférence, papier ligné de notre esprit aspirant au calme sans ride de l’heure de Midi. Certitudes de l’Ordre, confort, bonheur, duplication de l’Ordre, enfin… Ordre des supermarchés américains : la même disposition de la marchandise sur 5.000 km, de côte à côte, les mêmes couleurs, les mêmes réclames ; les mêmes sourires, les mêmes mots de remerciement… Duplication, facsimile des comportements supposés (ou imposés ?) … Duplication internationale de ces supermarchés … Duplication de la culture ? Imposition de la culture ? Traduction organisée, minutieuse de la culture, ‘traduction’ dans le sens technique, mot à mot, précise, en somme respectueuse du texte traduit, satisfaisante à notre recherche perpétuelle d’équilibre… Mais si cette traduction est possible, souvent souhaitable, d’ailleurs, pour les textes politiques, économiques, scientifiques, historiques, est-ce toujours possible en littérature et/ou en art ? C’est-à-dire là où le langage est l’unique représentant, l’unique porteur de sens esthétique, psychologique et spirituel, unique porteur de l’humanité, en somme.
D’abord, il nous faut examiner la possibilité ‘théorique ‘ de la traduction en littérature. En effet, le propre de la création artistique est cette recherche sans fin de lui-même tant par le créateur que par le destinataire. Cette poussée – résultat de notre conscience de notre absurde, dirait Camus – est une quête de l’autre, donc un abandon de l’Ordre pour l’attraction de l’Aventure, Don Quichotte à la recherche de Dulcinée. Aventure dangereuse s’il en est car, ainsi que le dit Jacques Lacan dans Ecrits I
Ce qui me constitue comme sujet, c’est ma question… Je m’identifie dans le langage, mais seulement à m’y perdre comme objet (181).
Le scripteur comme le lecteur sera donc pris dans une ‘réalité nouvelle’, réalité parfois dangereuse comme le montre Umberto Eco dans Le nom de la rose et Le pendule de Foucault où le narrateur, de conserve avec le lecteur atteint les limites qui tuent, par la noyade de l’Autre dans l’immensité du Même, réconciliation à l’infini mais narcissique, donc suicidaire, selon Freud (On Narcissism, 1957). Illusion dangereuse du langage, car ainsi que le souligne Jeanne Delhomme, à propos de Hegel, dans Le troisième langage, 1969 :
Quels que soient les apports apparents de la représentation, les richesses illusoires de l’intuition empirique, il n’est rien qui ne soit, propriété de la substance, intérieur au langage.
Et c’est dans cet intérieur toujours plus profond que nous trouverons ‘la présence du monde’ selon le joli mot de Merleau-Ponty dans son livre Phénoménologie de la perception. Désir toujours inassouvi du créateur, motivation du lecteur, que ce désir et cette motivation soient conscients ou inconscients, car créateur et lecteur savent qu’ils perçoivent toujours plus et autrement qu’ils ne voient et que cette vision du monde qui est leur vérité, la seule vérité, à vrai dire, et qu’il est donc indispensable qu’ils s’en approchent, même aux risques de l’Aventure, aux risques de la trahison de l’autre et du même, aux risques de la faillite de la traduction. Traduttore-traditore. Oui, mais n’est-ce pas dans ces marges interdites que naît la science ? N’est-ce pas dans cette zone trouble, no man’s land de l’ordre établi, du langage sans homme, que se niche la beauté, la seule beauté qui nous justifie : notre Vérité ? Dans le silence de la nuit, dans le silence hors langage, l’Observateur de Julien Gracq (Le rivage des Syrtes, 1951) glisse sur l’eau douce et accueillante qui, comme une femme, le cajole et l’angoisse avant de l’emporter dans l’éclatement fulminant du volcan de la Connaissance. C’est entre ces deux rives que travaille le comparatiste …
Ah ! Que l’Alliance enfin nous fut offerte ! … (Saint-John Perse, Amers, 1957, 27)
Mais il arrive que le comparatiste jamais n’accoste ou ne signe de traité entre les textes lus et traduits à cause de l’indépendance de certains d’entre eux. Doit-on dire de leur hermétisme ? Sans doute non, car il s’agit là de textes écrits parfaitement traduisibles dans leur culture, dans le monde qui les entoure et qui les a générés. Mais ils ne peuvent être emportés de ce monde que par une transformation radicale quant à leur enveloppe linguistique. Au cours de ce passage, ils abandonnent leur scripteur initial pour se faire adopter par le traducteur. Mais ce rapt par le comparatiste est un acte d’amour car ce qui motive le voleur, dans ce cas-là, est la découverte, dans ce texte, d’une communion esthétique, ou intellectuelle, ou morale entre ces mots et ses mots, la porte entrebâillée sur une lueur, reflet de la Connaissance… la joie est alors telle que la tâche ne rebute pas, d’autant plus que le comparatiste sent à ce moment là qu’il devient Maître de Navigation et Poète.
C’est une histoire que je dirai, c’est une histoire qu’on entendra :
C’est une histoire que je dirai comme il convient qu’elle soit dite,
Et de telle grâce sera-t-elle dite qu’il faudra bien que l’on s’ne réjouisse ;
Saint-John Perse, 1957 ; 14
Liberté du traducteur…
Mais prenons comme exemple ce poème de e. e. cummings, auteur que j’aime particulièrement pour sa simplicité, pour sa sérénité et pour ses rêves qui apparaissent à fleur de lignes, sans être jamais nommés. Cependant, c’est alors qu’ils sont les plus évidents.
O sweet spontaneous
O sweet spontaneous
Earthe how often have
The
Doting
Fingers of
Prurient philosophers pinched
And
Poked
Thyee,
Has the naughty thumb
Of science prodded
Thy
Beauty, how
Often have religions taken
Thee upon her scraggy knees
Squeezing and
Buffeting thee that thou mughtest conceive
Gods
(but
True
To the incomparable
Couch of death thy
Rhythmic
Lover
Thou answerest
Them only with
Spring)
La difficulté d’une traduction littérale de ce poème niche dans l’utilisation condensée d’une langue déjà condensée, au contraire du français qui est analytique. Les mots à double sens /spring/, l’utilisation liturgique de /thy, thou, thee/ à des place grammaticales impossibles à respecter en français, le jeu sur les sons pour exprimer la spontanéité du printemps naissant et l’amour-renouveau qui l’accompagne, le rythme lié à la particularité de la langue, tout cela rend la traduction ‘ordonnée’ impossible. Cependant, la joie de ce poème, l’expérience de la re-naissance, l’universalité de l’amour exprimé par la nature et vécu dans nos êtres fascinent et attirent un comparatiste au point de vouloir ressentir ces émotions fondamentales et esthétiques dans sa langue maternelle car c’est la seule qui puisse être l’expression totale de notre être.
L’unique solution, dans ce cas-là, est une traduction qui sera très évidemment, et sans s’en cacher, une autre œuvre d’art, une autre création … inspirée de… mais autre, le même et l’autre, comme le bilinguisme, comme Ben Jelloun utilisant le français pour transgresser les limites frustrantes de l’arable et utilisant l’arabe pour des secrets que le français n’a pas le droit moral ou esthétique d’entendre ou de dire… (Ben Jelloun, Le Premier amour est toujours le dernier).
Le texte initial que nous avons kidnappé, cette valse printanière, nous a permis, selon Michel Serres, dans son livre La traduction (1974) de
Retrouver profond l’eau ancienne, l’eau qui dort et qui n’est pas morte, et, par elle, renouveler le vieux soleil. (268)
Oui, de l’Ordre à l’Aventure… Se lover dans la césure entre deux textes, parfois un texte existant et un à venir, parfois deux textes existants, et qui peuvent être très différents dans leur écriture comme, par exemple, écrit et peinture, principe du plaisir bien connu du comparatiste. Mais dans l’un et l’autre cas, la parole du comparatiste devient créative, fructueuse, savante et, en traduisant un texte dans un autre (traduire : faire passer) il recueille ces gouttes génératrices de vie, de savoir, il transforme cette métonymie en métamorphose, de sens découvert au sens recouvert. Dans ce cas, selon Michel Serres dans La communication (1969) il y a
Compénétration fine de deux réseaux… il y a transformation de chaque réseau, chacun pour soi, et chacun selon la transformation de l’autre. La situation d’ensemble est donc d’une mobilité très complexe, d’une fluidité telle qu’il est pratiquement impossible de savoir ce qui se passera après deux coups. (17)
Légitimité de la liberté, inévitabilité de la liberté de la traduction ? Où commence et où s’achève cette dernière dans le domaine de l’art, et de la littérature en particulier ? N’est-ce pas encore dans le domaine de la traduction en lisant Cendrillon de Charles Perrault (1697), traduction de Une Chatte Cendreuse de Giambattista Basile (1643-46), elle-même en partie traduction de l’Apocoloquintose de Sénèque ; bien que les situations, les caractères soient adaptées à des cultures différentes : les mots sont, du point de vue de la linguistique historique, les mêmes.
Mais la liberté de la traduction n’est-ce pas, et peut n’est-ce que cela, ce rêve sur les mots changeant d’une langue à l’autre et nous changeant nous-mêmes en changeant cette vision du monde que le comparatiste veut et voit mouvante, marginale et, par là, fascinante, intrigante questionneuse toujours à questionner, ainsi que le suggère Gaston Bachelard dans son livre La Poétique de la Rêverie (1968)
Le sapin rêve d’un palmier qui, là-bas, dans l’Orient lointain se désole solitaire et taciturne sur la pente d’un rocher brulant. Sapin du Nord, palmier du Sud, solitude glacée, solitude brulante, c’est sur ces antithèses que le lecteur français doit rêver. Combine d’autres rêveries sont offertes au lecteur allemand, si le mot sapin est masculin, le mot palmier est féminin ! Chez l’arbre droit et vigoureux sous la glace, que de rêves alors vers l’arbre féminin, ouvert en toutes ses palmes vertes sorties du corset écailleux d’un tronc rude, je prends de bel arbre du Sud pour la sirène végétale, la sirène des sables.
Que ne rêvons-nous sinon des mots ? Des mots qui nous ont rêvés avant de nous modeler.. .
Où est la liberté ?
BIBLIOGRAPHIE
Bachelard, Gaston. La poétique de la rêverie. Paris : P. U. F., 1968
Delhomme, Jeanne. « Le troisième langage ». In L’Arc, 38 (1969) : 65-72
Freud, Sigmund. « On narcissism ». A general selection. Ed. John Rickman, New York: Anchor Books, 1957
Gracq, Julien. Le rivage des Syrtes. Paris : José Corti, 1951
Lacan, Jacques. Ecrits I. paris : les éditions du Seuil, 1966
Malraux, André. La tête d’obsidienne. Paris : Gallimard, 1974
Saint-John Perse. Amers suivi de Oiseaux. Paris : Gallimard, 1957
Serres, Michel. Hermès I. La communication. Paris : Les éditions de Minuit, 1969
—————— Hermès III. La traduction. Paris : les éditions de Minuit, 1974