12 octobre… Bienheureux Carlo Acusis, 15 ans. Je pense à ses propres paroles écrites sur son urne : « L’Eucharistie est l’autoroute vers le paradis… » et à ces mots d’Etty Hillesum : « Tu ne peux rien pour nous, c’est nous qui pouvons t’aider » … Dans les circonstances dans lesquelles était alors Etty je voudrais dire « c’est nous qui devons t’aider ». Mais tant chez le jeune Carlo que chez l’adulte Etty, je vois l’évidence de la présence active de Dieu en eux, un certain compagnonnage pour chacun d’eux. Faut-il être exceptionnel pour vivre ce compagnonnage, cette marche partagée ? Ma cousine Françoise m’écrivait son sentiment d’être accompagnée par Jésus. Une marche vivante disait-elle.
Le compagnonnage est un échange, un soutien, une entraide entre les compagnons : on partage le pain dur ou frais. Et moi, est-ce que Dieu est mon compagnon ? Tous les jours ? de temps en temps ? Ai-je le sentiment qu’Il est vraiment mon compagnon ? Un compagnon avec lequel je peux échanger, dialoguer, un compagnon qui me soutient dans les moments difficiles, mais aussi que je dois soutenir, aider ? Aider à rester vivant en moi afin qu’Il me montre le chemin vers Lui dans les autres, vers Lui après ma marche humaine. L’Eucharistie joyeusement proclamée par Carlo devrait être sans doute ma voie puisque je reçois le Seigneur en moi, l’Eucharistie, la vie la plus forte … Mais …
Ayant pris tant et tant de fois les autoroutes, j’en connais les dangers, bien sûr, mais aussi leur sécurité, la confiance qu’elles nous donnent d’arriver au but, la beauté des paysages traversés qui sont autant de vies partagées et autant de témoignages de l’immense beauté du monde dans lequel je vis, par mauvais temps ou par beau temps. L’Eucharistie, cette chaleur vive qui vient en moi est comme le moteur de ma voiture : il me faut la nourrir, en prendre soin, la vouloir, la désirer, l’accepter. Grâce à elle je traverse tous les paysages de ma vie : bleus, brumeux, gris, noirs, denses, clairsemés, brillants, repoussants parfois, attirants parfois, mais toujours promettant l’arrivée heureuse car le parcours finit dans l’Amour de notre Seigneur. Du moins ceci a-t-il été absolument vrai pour Carlo qui a pris et tenu, retenu Dieu comme navigateur de route tout au long de sa courte vie par l’Eucharistie quotidienne. Mais moi ?
Mon autoroute a été et est encombrée : bien sûr, je fais le plein avant de partir : plein de confiance, plein de décisions, plein de prières, plein de foi en somme. Mais ma voiture consomme et les pleins ont tendance à s’amenuiser au long du chemin en rencontrant les obstacles : petites peines, grandes peines, difficultés du parcours avec ses carrefours, ses ornières, ses petites et grandes joies aussi, rencontres illusoires (ou non) et ma foi fuit parfois dans ma fuite. Du moins cela a-t-il été le cas quand le doute s’installait avec l’éducation des écoles publiques, l’environnement médiatique. Il m’a fallu des aires de repos -parfois prolongés- au long de mon autoroute pour la reprendre et filer de nouveau dans la confiance joyeuse.
Mais un repos essentiel, dynamiseur, a été la rencontre avec Etty Hillesum il y a maintenant très longtemps. Etty et sa certitude qui nous fait sursauter mais nous propulse : « Tu ne peux rien pour nous, c’est nous qui pouvons t’aider … » Ceci dans un camp de tri avant le départ final ; comment est-ce possible ? Comment pourrais-je en être capable alors que je demande si souvent de l’aide ? En fait, je demande constamment de l’aide à Dieu. Est-ce une forme de rejet de ma responsabilité ? Mais aider Dieu à quoi ? Dans le cas d’Etty, et encore aujourd’hui quand j’y réfléchis, le Mal semblait avoir une telle force, et a encore une telle force, que Dieu semblait être soit absent, soit impuissant, incapable, soit indifférent devant le sort d’un peuple qu’il a choisi et devant les hommes qu’il a voulus. Apparemment, devant le Mal envahissant et super actif encore de nos jours, on peut se poser la question « pourquoi et pour quoi aider Dieu ».
La foi de Carlo était une foi joyeuse, dynamique, atteignant tous ceux qu’il rencontrait, fréquentait : Carlo a aidé Dieu à lui faire prendre la main des autres, étreinte solide, vivante à jamais. Dieu, compagnon de Carlo, est joyeux car il est tout Amour, lumière universelle. Dieu, compagnon de Carlo, est compassionné devant sa maladie, mais encore et toujours Amour.
Etty est en plein dans la grande misère humaine. A quoi et en quoi aide-t-elle Dieu ? Peut-être quand elle partage avec ce compagnon la beauté d’une fleur hors les barbelés car sans la main de Dieu où serait la beauté du monde ? La foi d’Etty est ouverte aux autres : sa confiance en Dieu lui permet de transmettre la Paix aux autres prisonniers. Elle aide Dieu en un fiat convaincu que le Mal n’est qu’une couverture trouée.
Et moi, que fais-je de ce compagnonnage offert le jour de mon baptême ? Comment pourrais-je transformer ce monologue que j’entretiens souvent avec Dieu en un dialogue qui serait lumière non seulement pour moi mais aussi, surtout, pour les autres, qui m’entourent ou que je croise, lumière hors de moi qui serait Dieu hors de moi mais toujours en moi … ? Sa main dans la mienne est certitude et conscience de ma faiblesse, mais elle est aussi réceptacle de ma prière. Souvent une prière de demande, bien sûr, mais aussi de grâce, mais par elle je reçois la force de continuer. Ma main dans la Sienne Lui donne la Joie de savoir qu’Il est mon aire de repos où je croise beaucoup de gens, où je me croise moi-même, grâce à Lui… qui « seul suffit… » Mais est-ce l’aider ? Comment puis-je aider Dieu le tout puissant, le tout Amour, lui qui sait mieux que moi la vérité de mon être, de mon âme ? Puis-je l’aider à m’aimer ? Pour cela il me faut sans doute agir, mettre Sa Parole en actes, mais en actes d’amour, c’est-à-dire sans jugement, sans attendre quoi que ce soit de l’autre avec qui, ou pour qui j’agis. Une neutralité très rarement atteinte. Pour l’aider à m’aimer, et à aimer toute l’humanité d’ailleurs, il me faut garder la Confiance en Son Amour : Il attend que je revienne à son écoute, que nous revenions tous à son écoute, notre cœur grand ouvert, notre âme au starting block.
Que voulait dire Etty ? Aider Dieu à ne pas détester les nazis ? Aider Dieu à ne pas oublier son peuple et les autres en route vers la vie assassinée ? Aider Dieu à pardonner les erreurs politiques et autres, aider Dieu à aimer même s’Il est méconnu, non aimé ? Pourquoi sinon pour lui demander de nous accueillir en dépit de tout, malgré nous qui trahissons souvent son Amour, avant même de le connaitre…
Aider Dieu à rester mon compagnon de chemin en ouvrant mes mains, mon cœur, mon âme pour qu’Il y dépose sa tristesse devant mes oublis de Lui, et sa Confiance devant mes pas quotidiens à ses côtés, en partageant mon « fiat » si léger que seul Lui peut entendre …