Le temps cistercien …
Au hasard d’un détour routier entre Rocroi et Reims, je ma suis retrouvée, un jour de printemps, ou d’été, 1997, aux portes de Signy. Deux ou trois virages et, soudain, à ma droite le portail de l’abbaye, à ma gauche, l’auberge de l’Abbaye … Le premier est le seul vestige encore debout de l’abbaye du 12ème siècle, la seconde est un symbole de notre temps. En ces collines de bordure d’Ardenne, je roulais sur les pas de Guillaume de Saint-Thierry, en pays cistercien … Surgit alors la théorie des Pères dont la marche ne cesse de se croiser entre l’Ardenne et Troyes, entre Normandie et Provence, pour ne parler que de la France, immense autoroute de la spiritualité éclatante des siècles suivant immédiatement le tournant du premier millénaire. L’intelligence de ces cheminements apparemment sans arrivée est, peut-être, pour nos esprits rationnels, au sein du plus formidable des voyages, celui de Zénon, immobile coureur de fond sous son soleil grec. De l’infiniment grand à l’infiniment petit il a annulé le temps et l’espace en les dilatant au-delà de notre perception humaine, pressentant Dieu et Ses fous, sans les nommer. En nommant ce mystère, il a nommé notre mystère d’homme : cette soif et cette faim d’un pressentiment de l’infinie Beauté qui nous justifierait tous et dont la découverte et la saveur requerrait ce qu’il y a de meilleur en nous. Car il ne peut s’agir que de Beauté. Pressentiment éternel …
Sur la route glissant de Scourmont au nord, aux îles de Lérins au sud, je vois ces prieurs de l’Absolu au sein du quotidien que sont les moines cisterciens … Depuis 1098, nous pouvons les nommer de toutes nos entreprises humaines dans l’esprit de leur vécu si intimement mêlé au nôtre, nous gens de l’extérieur de la clôture.
Dans l’église cistercienne de Sénanque, nue et banale, somme toute, une heune femme prie à genoux, en jean-tee-shirt-sandales …
Au dehors, le murmure des touristes dans la joie du soleil et la victoire des vacances de la classe moyenne, camescope au poing et le verbe relâché du paternalisme maquillé, semble se moquer de ce recueillement solitaire de l’intérieur. Le bleu vacillant de la lavande dans les champs courant vers la petite abbaye se marie au bleu intense du ciel du sud prisonnier des collines de pins vert sombre. Bain d’esthétique dont jouissent les visiteurs habitué au cosmétisme des magazines aux pages glacées. Et puis il y a ces vendeurs dan la librairie de l’accueil : jeunes, solides dans leur regard et dans leurs muscles, beige sobre dans leurs vêtements et joyeux dans leurs traits. Habiles dans leurs gestes, ils échangent nos carte financières et se fient à l’ordinateur, comme nous. Dans cette abbaye du 12ème siècle, trois moines utilisent la mentalité et la technique de cette fin de deuxième millénaire. Nous utilisent-ils nous aussi, les passants consommateurs ? Sans doute, car il faut bien survivre quand on continue une marche de neuf siècles … et que l’on n’est pas encore arrivé … et que l’on a accepté de reprendre et de poursuivre une trace qui s’enfuit, en aval, dans un paysage apparemment de plus en plus désertique : désert de nos âmes asséchées et sans lumière, désert de nos sources perdues, désert d’hommes fascinés par les geysers des coffres-forts virtuels.
Dans les collines de Champagne, sur l’aride et froid plateau de Langres, dan l’humidité normande, le gris du nord, Robert, Etienne, Albéric, Guillaume, Guerric, Bernard, Aelred, Gilbert, Ide, Lutgarde, Béatrice et tant de leurs frères et sœurs en religion ont trébuché sur les obstacles de ce pèlerinage à trois temps : animalis, rationalis, spiritualis… Chaque mesure est indépendante et nécessaire à la suivante, chaque pas contient le suivant, et chaque pas pourrait avorter le pas suivant. Zénon trinaire … Du ruminage de prières peu comprises, au ruminage de prières lumineuses, le moine cistercien va de l’acceptation de lui-même au dépassement de lui-même dans son abandon dans le spirituel, dans son abandon en Dieu. Son échelle de Jacob à l’épaule, ce pèlerin couvre de monastères l’Europe des 12 et 13ièmes, dans des vallées malsaines ou très pauvres, de toute façon bien à l’écart des grands axes de communication d’alors, selon un texte plus vieux encore, La Règle de Saint Benoît. Si beaucoup de ces monastères ont disparu au cours des siècles, notamment depuis le 18ème, beaucoup ont perduré, malgré des interruptions, et bien d’autres encore ont été créés au cours de notre siècle même. Car la Règle a survécu. A tout.
Sans prétendre à un commentaire fin de ce texte, soulignons-en les points qui semblent important pour notre propos.
D’abord, la Règle invite le moine à « travailler et prier », en un rythme régulier, dans une alternance de tâches à accomplir afin que la communauté survive, d’une part, et d’autre part, de sept réunions à l’église pour louer le Seigneur.
Ce qui frappe immédiatement c’est la vie en commun, donc l’entraide à l’intérieur du cloître. Cette entraide est fondée sur l’amour, dans une tentative de connaître l’Amour vécu par le Christ, l’Amour en Christ, l’Amour en Dieu qui fera rayonner par chacun des membres de la communauté l’amour de Dieu pour chacun d’eux, et pour chacun de nous, les frères de l’extérieur. Vie communautaire qui entraîne le moine d’un moi egocentrique, animalis dirait Guillaume de Saint-Thierry, à un moi abandonne en Dieu, spiritualis selon le même Guillaume. Ce cheminement requiert un oubli de soi pour soi et un don de soi aux autres, oubli et don qui vont à leur tour nous redonner ce grain transformé, greffé en quelque sorte, de leur amour, donc de l’amour de Dieu. Cette greffe va nous permettre d’aimer les autres selon la lettre évangélique – le rationalis de Guillaume de Saint-Thierry – et d’accéder, peut-être, à la contemplation. Du moins à quelques épisodes de ce stade, du moins à la méditation.
On comprend donc que la Règle de Saint-Benoît est fondée sur la conformité au Christ afin d’aimer comme Dieu nous aime, afin d’aimer Dieu comme Il nous aime. Or Dieu nous aime dans notre humanité et seulement dans notre humanité, car tout le reste est idéologie ou utopie. Chacun de nous est toute l’humanité dans sa faim, sa soif, ses frustrations, ses humiliations. Mais nous sommes, chacun de nous, uniques dans l’allure de notre démarche, car Dieu nous appelle chacun par notre nom, ainsi que le suggère frère Christophe Michaux, moine de Cîteaux (Traces de Contemplation, Cerf, 1998)
La Règle est le texte, le tissu de la vie du moine. C’est une chose fort étonnante de posséder ainsi le « texte » de sa vie, avant de l’avoir vécue… De la liberté relève l’interprétation, aux deux sens du terme : jeu et compréhension. Entre le texte et son interprétation, le jeu de la liberté ouvre une possible trahison entre le dire et le faire, et il n’y a pas à s’en scandaliser. (45)
Mais en quoi cette quête de la conformité au Christ, quête de l’Amour de Dieu nécessite-t-elle un isolement des monastères et dans les monastères ?
Le mode de vie fondé sur la confiance au Père, sur l’aide sans limite de son prochain, sur la recherche de l’essentiel en nous, pour vivre et développer ce qui est primordial en nous aux yeux du Père en dehors de toute considération du paraître social, sur l’assouvissement de notre soif de Beauté que nous pressentons partagée et une à la fois dans le sourire du Père retrouvé, l’apaisement de la douleur en nous, donc en l’autre, notre prochain connu ou inconnu aussi, sont autant de mouvements contraires à la vie sociale de tout temps.
En effet, celle-ci est basée sur une conformité à la loi dite ou non-dite du groupe. Cette loi, par ses racines biopsychologiques, tend à la stabilité, c’est-à-dire à l’effacement des vagues inattendues liées à la personnalité de chacun. Contrairement à ce qui est communément pensé notre époque « sociale » n’est pas différente, en ceci, des précédentes. Notre économie et nos idéologies politiques et philosophiques tendent à une uniformisation de la pensée, de la structure et de l’attitude de chacun. En niant le concept de personne au profit de celui d’individu, le post 13ème a supprimé la liberté d’être un maillon de la chaîne au profit de celui du tirage de la chaîne à soi. Suppression de la chaîne … Et pourtant vacarme de la chaîne liant l’individu dans ses limites. Transgresser celles-ci équivaut, généralement, à une marginalisation. Persister à être une personne en recherche de l’amour tel qu’il est porté par l’Evangile est se marginaliser, car l’amour des autres et de Dieu dans les autres, et de Dieu tel qu’en Dieu, nécessite le dépouillement du paraître… Dépouillement essentiel, dépouillement vers l’essentiel, qui demande une concentration sur soi-même, une recherche de soi-même si austère, si totale, qu’elle ne peut aboutir que dans l’absence du bruit du monde moderne, qu’au sein d’un groupe qui a le même objectif, qui emprunte le même chemin vers la prière par la prière. Refuser les inquiétudes du monde ce n’est pas les nier, c’est se mettre à l’écart afin de comprendre, comprendre afin d’aimer, aimer afin de témoigner de la douceur de la Brise qui rafraîchit Elie, de la Tendresse de la Caresse des heures de bonheur et de malheur et pouvoir partager, avec le monde qui est à l’intérieur et le monde qui est à l’extérieur du cloître mais qui frappe cependant à notre porte, le Pain de Vie. Accepter cette quête vers un aval infini, c’est répondre à un appel qui vient d’au-delà du monde rationnel, et qui nécessite un éloignement de ce monde, ainsi que le dit Thomas Merton dans Contemplative Prayer (NY : Image Book, 1969) :
The monk is a Christian who has responded to a special call from God, and has withdrawn from the more attractive concerns of a worldly life, in order to devote himself completely to repentance, “conversion” …, renunciation and prayer. In positive terms; we must understand the monastic life above as a life of prayer. (19)
Les moines peuvent alors dire , avec Saint Paul (Traduction Chouraqui) :
Mais maintenant nous sommes déchargés de la Tora, étant morts à ce par quoi nous étions possédés, pour servir désormais selon la souveraineté du souffle, et non selon la vétusté de la lettre. (Rm 7, 6)
Et ce souffle souffle vers nous, pour nous, en nous, gens de l’extérieur…
Souffle de Tibbirine…
Les cisterciens ne sont pas arrivés du Moyen-Âge à nos jours sans réformes, sans heurts, et sans choix. La marginalisation sociale du moine n’est pas, non plus, chose nouvelle. Après l’imprimerie et la vulgarisation du savoir, le monde séculier croyait bien pouvoir couper le cordon ombilical avec ces reclus … L’accélération des techniques dans tous les domaines ont parmi la confusion des « bonheurs » et la notion d’archaïsme s’est élargie à ce groupe qui choisit un mode de vie adapté à la prière vers un dieu qui a été assassiné plusieurs fois ces deus derniers siècles, deux ou trois bien officiellement d’ailleurs. Bien sûr il y a bien quelques voix, comme celle de Jacques Maritain ou de Marcel Légaut, qui préconisèrent l’équilibre dynamique du travail et de l’étude, du travail et de la prière, qui réfléchirent aux besoins réels de la personne, et qui les trouvèrent scientifiquement bien modestes en somme. Mais que représentent ces voix par rapport à un vol première classe, à l’illusion des écrans multicolores des multimédia ? Bien sûr il y a aussi le témoignage des moines eux-mêmes qui disent comme le Père Charles Dumont (Abbaye de Scourmont, Belgique) :
La stabilité de notre engagement monastique se trouve comme garanti par une saine alternance de nos occupations corporelles et spirituelles, de l’ascèse du corps et de l’esprit. La paix est à ce prix et Dieu ne descend que dans les cœurs pacifiés.
Avoir la paix en soi pour que les autres aient la paix… Est-ce bien efficace au sens moderne du mot ? Ce n’est pas médiatique … les ONG ne font-elles pas mieux dans ce domaine ? pendant que quelques moines murmurent leur vie dans le silence des églises sobres, et parfois, et souvent, dans le silence de Dieu lui-même, les hommes exploitent les hommes, tant en les tuant qu’en les employant…
Et pourtant… les monastères ceinturent maintenant la terre, communiquent non seulement le résultat de leurs études, mais aussi l’état du monde qui les entoure, qui touche leurs murs, qui entre chez eux par le biais des journaux et des hôtes. La Toile, le courrier électronique, la télécopie favorisent non seulement les échanges monastiques, un peu de commerce aussi, mais surtout l’envol de la prière, le partage de la nécessité de prier pour supplier, pour remercier, pour être ce que nous sommes, des enfants de Dieu, des orphelins de Dieu pour la plupart, des individus grégaires, divisés antre rêve et travail…
Le monde cistercien ? un monde tout à fait de notre monde dans lequel chaque personne vit par le groupe et hors du groupe, dans lequel le travail manuel ou autre sert non seulement à la survie du groupe, mais aussi à la prière du groupe et de chacun, dans lequel la liberté est le fruit de l’obéissance à la Parole, dans un dépassement de soi exigeant mais nécessaire si l’on veut vivre un pèlerinage plutôt qu’une marche forcée. Mais qui sommes-nous avec nos voitures si fragiles, nos engagements temporaires, nos amours plus temporaires encore ? Qui sommes-nous avec nos autocollants négatifs, notre soi-disant « absurdité », notre limite par l’ignorance, nos plans inachevés, nos haines, nos préjudices, et nos enthousiasmes fondés sur des dieux de sable -Ah ! Le Club Med !- ou des dieux d’or – Ah ! mes actions !? Qui sommes-nous devant ce pèlerin de mille ans ? Ne devons-nous pas nous interroger, tels qu’en nous-mêmes, et tout simplement rendre grâce… ?
Abbaye Notre-Dame-de-la-Paix, Chimay, Belgique, Pâques 1999.