Le désir du monde
L ‘homme ne vit pas seulement de pain
mais de toute Parole venant de la bouche de Dieu. . .
Cette antienne pourrait bien être le tracé de la vie de
Jacques Maritain, né à Paris en 1882, éduqué dans un milieu socialiste et anticlérical par sa mère, converti au catholicisme en 1906 sous l’influence de Léon Bloy (un de nos
derniers prophètes), et mort à Toulouse dans 1’ habit des Petits Frères de Jésus, en 1973.
Jacques Maritain est d’une famille d’avocats, tant du côté de son père que de sa mère. S’il n’a que peu connu son père (ses parents se sont séparés deux mois après sa naissance), il a vécu son enfance dans le souvenir de son grand—père maternel, Jules Favre, avocat et homme politique de renom, de tendance républicain et anticlérical. Ce souvenir était entretenu par sa mère, Geneviève Favre, qui avait l’espoir de voir Jacques relever ce flambeau. Cette espérance était fondée sur la forte personnalité de Geneviève Favre, sur 1’époque politique de la France à ce moment—là, et sur les rencontres de l’adolescent. En effet, dans la maison Favre elle—même, se trouvait un couple intéressant le jeune homme, les Bâton : elle était cuisinière et lui était ouvrier. Ce sont eux qui 1’initièrent au socialisme en lui faisant prendre conscience de la misère du prolétariat de cette fin du XIXe siècle libéral et capitaliste, capitaliste et positiviste , positiviste et rationaliste, rationaliste et revancharde, revanchard et antisémite, antisémite et profondément divisée sur 1’Eglise et la structure politique à donner au pays qui était encore assez fortement royaliste et bientôt secoué par l’affaire Dreyfus.
C’ est auprès de ce couple que Jacques Maritain comprendra non
seulement la réalité de l’existence de la pauvreté, mais aussi la beauté des gens pauvres : leur intelligence, leur générosité, leurs attentes, leur volonté, ainsi que le dit Jean—Luc Barré, dans son 1ivre « Jacques et Raïssa Maritain » (Paris : Stock, 1996) :
Chaque soir, il rejoint le couple dans l’ arrière—cuisine où tous trois lisent de concert la nouvelle édition de La Petite République, le journal de Jaurès. François Bâton jouit aux yeux de Jacques d’un prestige immense. Il incarne « la seule vraie humanité» cel1e qui travaille, qui souffre déjà à l’âge où un fils de bourgeois bénéficie de tous les privilèges « sans rien faire, sans rien créer avec une tiède satisfaction ». A seize ans, il exprimera à ce militant socialiste la honte qu’il éprouve à profiter librement du progrès qu’ on doit « à la foule immense des prolétaires » et le remords qui altère sa joie de s’instruire. (32)
Déjà, tout le porte à embrasser de grandes causes : d’ une intelligence précoce dans un milieu d’ érudits, de clercs, et plutôt tolérant, il se place vite en observateur de cette classe sociale en contestataire, avant que ce terme ne devienne à la mode ou romantique. Se détournant des crises de 1’adolescence avec leur charroi d’égocentrisme, Jacques Maritain montre très tôt un goût pour les autres qui ne le quittera plus, bien que ce goût semblât parfois latent, ou parfois autoritaire jusque vers le milieu des années 20, Cette sensibilité éclate dans sa plénitude dans 1′ amitié qui le lia à Ernest Psichari, jusqu’à la mort de ce dernier au début de la guerre de 14—18. Ce fut une amitié hors du commun qui prit ces deux adolescents en quête de Vérité pure et qui les accompagna dans leur âge d’homme, malgré leurs chemins de vie divergents. Amitié riche d’échanges silencieux tels que
deux êtres qui se respectent au sens le plus profond du terme peuvent en connaître en 1899 . . . la France est divisée par 1’Affaire Dreyfus: les Psichari et Favre—Maritain sont dreyfusards, bien sûr, et Jacques Maritain est engagé dans les Universités Populaires. Année passionnée, passionnante, exaltée et exaltante, où de jeunes hommes sensibles peuvent avoir le sentiment de vivre pleinement l’amour évangélique bien que ce terne ne soit pas de mise pour Maritain à cette époque. Le 26 décembre de cette année—là, il écrit à Ernest (Barré, 1996) :
Sans toi, de ne suis rien… Tu es le Centre, le Feu, le Corps, l’Idée, l’Apollon. Tu es la lumière, je suis le reflet. Tu es 1’Arbre, je suis 1’Ombre. Tu es l’Œil, je suis le Regard.
Veux—tu partir avec moi vers l’Orient, là—bas, dans 1’Inde ? Nous serons des saints. Nous vivrons mille ans Pendant mille années, les Hommes se combattront et mourront. Mais nous, nous aurons assimilé la mort, nous aurons vaincu 1’Emotion, nous aurons détruit le Mouvement, nous aurons Su. … Et alors nous dormirons.
Je crois que la plus grande joie serait celle du
silence éternel. Les mots ! Les mots sont mes ennemis. Ils épouvantent et me torturent. (62)
Mais dans sa quête de vérité et d’amitié vraie, Jacques Maritain allait bientôt rencontrer celle qui sera sa femme, sa campagne , son amie pour toujours : Raïssa. Ce qui, d’ ailleurs, ne 1’éloigne pas d’Ernest. Mais on ne peut essayer de comprendre Maritain sans le comprendre « avec » Raïssa.
C’ est au détour d’un couloir de la Sorbonne qu’ ils se sont rencontrés, alors que Jacques distribuait des tracts pour le soutien des étudiants russes. 1901 ? 1902 ? Rencontre difficile à dater, mais déjà cela n’a plus d’importance. Jacques Maritain prépare alors une licence ès sciences en Sorbonne où Raïssa étudie aussi, et tous deux sont très déçus par leurs maîtres complètement imbibés de positivisme et de taxinomie et dénués d’esprit critique. Or, 1’un et 1’autre sont à la recherche de la vérité pouvant justifier leur existence, vérité qui serait issue de leur intelligence Ces deux assoiffés de transcendance se heurtent au règne de l’empirisme à outrance, que pratique même la philosophie. Leur déception est si grande qu’ elle les conduit au bord du désespoir, ainsi que le montre une décision capitale pour tous les deux, prise au Jardin des Plantes (Barré, 1906) :
Nous ne voulions accepter aucun masque , aucune cajolerie des grandes personnes endormies dans leur fausse sécurité… Nous ne voulions pas non plus, parce que la Sorbonne avait parlé, considérer que tout était dit
Nous décidâmes donc de faire pendant quelque temps encore confiance à l’inconnu ; nous allions faire crédit à 1’existence, comme à une expérience à faire, dans 1′ espoir qu’à notre appel véhément le sens de la vie se dévoilerait, que de nouvelles valeurs se révéleraient si clairement qu’ elles entraîneraient notre adhésion totale, et nous délivreraient du cauchemar d’un monde sinistre et inutile.
Que si cette expérience n’aboutissait pas, la solution serait le suicide… Nous voulions mourir par un libre refus s’il était impossible de vivre par la vérité. (73—74)
Mais dans le même temps, Jacques et Raïssa allaient rencontrer Péguy et, par lui, les cours de Bergson sur la durée, la mémoire et la conscience, au Collège de France. La pensée de Bergson ne pouvait qu’enchanter les deux jeunes gens car il soulignait la nécessité du développement de 1′ intelligence en transgressant les valeurs et « certitudes » de 1’époque. En fait, Bergson influença toute une jeunesse intellectuelle en quête d’ envolée infinie, et il suffira aux Maritain, pour quelques années. . . puis il y aura Léon Bloy rencontré au hasard d’ une critique littéraire de « La Femme Pauvre » dans le journal Le Matin. Jacques et Raïssa Maritain sont éblouis par cet ouvrage et écrivent à Bloy, qui répond alors le sentier devient plus escarpé, plus raide et cependant s’illumine. Il devient solide et définitif. La petite juive de Russie et le socialiste républicain se convertissent au catholicisme, totalement, inconditionnellement, à jamais, le 11 juin 1906. Peut—être feraient—ils figures, de nos jours, d’intégristes, du moins durant les années formatives. Mais c’ est cet intégrisme qui les conduira l’une à la méditation et à la contemplation,l’ autre à l’appréhension de la liberté dans le christianisme, par Saint Thomas d’Aquin.
L’homme ne vit pas seulement de pain. . .
L’ engagement politique de Jacques Maritain a la couleur de son honnêteté: au travers de sa foi. En effet, n’ écrit—il pas à sa mère, , au moment de la déclaration de la guerre de 1914—18, et alors qu’ ils étaient auprès des moines de Solesmes sur 1’île de Wight, Raïssa et lui, que 1’action la plus urgente était de prier Dieu ? En fait, leur première démarche dans la connaissance de la foi est la tentation — et le vécu — de l’isolement. Démarche qui n’est pas étonnante pour deux jeunes gens absolus et enthousiastes, qui ont vécu leur baptême comme une exultation, ainsi que se souvient Raïssa (Barré, 1996) :
« Une paix immense descendit en nous, portant en elle les trésors de la foi. Il n’y avait plus de questions, plus d’angoisse, plus d’épreuve, – il n’y avait que l’ infinie réponse de Dieu. L’ Eglise tenait ses promesses. Et c’ est elle la première que nous avons aimée. C’est par elle que nous avons connu le Christ. »
En fait, I’année suivante, en 1907, ils partent en Allemagne où Jacques Maritain a obtenu une bourse d’ études pour un an. Ils observent à Heidelberg une discipline stricte d’ oraison
et de méditation. A leur retour en France, au printemps 1908, ils ressentent tous les deux la nécessité d’ être guidés dans leur cheminement vers Dieu et s’ adressent d’ abord au Père Abbé de Solesmes, dom De latte, qui répond (Barré, 1996):
« qu’ un directeur n’était nécessaire que dans trois cas : si on est incertain de sa vocation, si l’on est maladivement scrupuleux, si on est conduit par les voies extraordinaires des visions et des révélations. »
(130)
Cependant , « i1 nomma séance tenante » le Père Clérissac, Dominicain et monarchiste, moine de grande intelligence qui leur conseilla tout de suite de lire Saint Thomas d’ Aquin, auquel Jacques vint après Raïssa, mais y vint complètement . Et c’est avec 1’accord de Clérissac que Maritain se lancera dans ses écrits philosophiques avec un premier texte, La Science moderne et la Raison, publié en 1910. Il y souligne et soutient le rôle de 1′ intelligence dans le vécu de la Foi, comparable A celui de la grâce pour la compréhension de la nature. Il y fustige aussi 1′ étroitesse des perspectives rationalistes qui condamne les « hommes de son temps â vivre de vérités diminuées » . Ce qu’il faut en retenir, pour notre propos, c’ est essentiellement cette vision « totale » de l’ homme, et cet échange qui est déjà suggéré de la relation dynamique établie entre Dieu et l’homme. On y sent aussi ce respect de la beauté de l’être humain, beauté due à ses possibilités reconnues et souhaitées développées plutôt que niées, possibilités créées pour être utilisées vers la fin ultime qui est la liberté divine. Pourtant, Maritain ne va pas immédiatement analyser cette intuition, mais faire d’ abord un détour, après la guerre, du côté de 1’ Action Française, sous 1′ influence de dom De latte, d’ailleurs.
L’Action Française était le quotidien d’un mouvement politique d’extrême droite, nationaliste, monarchiste, antisémite, établissant 1’Eglise comme garante. Son chef de file de l’époque était Maurras, écrivain de talent, qui rencontra Maritain au cours de 1920 pour lui demander de participer à la rédaction d’un autre journal publié par ce mouvement, La Revue Universe1le, revue à laquelle Maritain collabora pendant 7 ans.
Il est difficile de minimiser 1 • engagement de Maritain dans ce mouvement extrémiste, interdit par Pie XI en 1926, ré— accepté par Pie XII en 1936, puis définitivement interdit en 1946. Crise de croissance d’ un nouveau converti qui n’ose pas encore montrer son indépendance de pensée à l’Eglise, alors qu’ il saura très bien le faire dans les années trente ? Evolution incontournable d’ un homme jeune? Réaction à l’ atmosphère désordonnée des années vingt ? Peur du chaos ? Admiration pour un bon écrivain ? Respect des amitiés ? Qu’ importe , même si c’ est regrettable. Qu’importe, car parallèlement à cet engagement il y eut la découverte de Saint Thomas d’ Aquin qui devint la base de toute la pensée « mûre» de Maritain, tant dans le domaine politique , artistique, qu’éducatif et spirituel.
On peut se demander comment un philosophe du XXe siècle, sûr de sa Foi et la vivant, devint passionné d’un théologien du XIIIe siècle qui, lui, se posait sans cesse la question « Qu’ est—ce que Dieu ? »,qui chercha la réponse à cette question dans tous les domaines de la connaissance qui lui étaient offerts à 1′ époque, et qui, en fait, ne trouva que des cheminements vers la réponse… Cependant, ce sont ces cheminements sans fin, cette quête « toujours en route » qui font l’actualité dynamique de ces écrits, car s’ il y avait eu des réponses, elles auraient été à la mesure du XIIIe siècle, c’est-à-dire vraies pour l’ époque et dans l’ état de la science dans cette époque. Autrement dit, c’ est alors que St Thomas d’ Aquin aurait été archaïque, sinon obsolète , pour un philosophe impatient d’agir sept siècles plus tard. En effet, (Barré, 1996)
8
La philosophie thomiste se fonde sur la perception
intellectuelle de 1′ être saisi dans son existence réelle intégrale et singulière. Elle réhabilite 1’ autonomie, la valeur propre, la dignité de la personne humaine dans sa liaison avec Dieu » et son accom-
plissement spirituel.
Thomas d’Aquin suggère de « tout prendre en compte dans 1’ homme », de réaliser en lui 1’unité des vérités distinctes en conciliant la nature et la grâce, la raison et la foi, la métaphysique et 1′ éthique, le monde de la connaissance et celui de l’art, une doctrine ouverte et sans frontières ; ouverte à toute réalité où qu’elle soit et à toute vérité d’où qu’ elle vienne. (142)
Le thomisme allait être la clé de la libération de Maritain du mouvement Action française: d’ une part parce que son enchantement de Saint Thomas allait le pousser à vitaliser des cercles d’ études thomistes, tant chez lui , à Meudon qu’ ailleurs; d’ autre part, les excès de Maurras, surtout avec le Non possumus, l’ obligeaient â remettre en cause 1′ obéissance due à l’Eglise; enfin, ses réflexions sur 1′ importance du spirituel (Primauté du Spirituel) le consolidèrent sur une voie qui avait toujours été la sienne depuis l’adolescence: de l’amour de soi à l’ amour de 1′ autre, dans le développement de la liberté de chacun.
En effet, Les années 20 furent des années généreuses en conversions sous l’influence des Maritain, bien que parfois mal perçues tant par 1’Eglise que par les observateurs. Sans analyser ce point, il faut souligner que ces conversions concernaient surtout les milieux artistiques et intellectuels (Satie, Reverdy, Cocteau, etc.) Il devait donc y avoir des conversations très riches non seulement sur l’ un et 1′ autre, mais aussi sur l’état du monde que ce soit le monde politique ou le monde des arts — ce qui a certainement aidé Maritain à, d’un côté, comprendre la véritable « folie » de la société à ce moment—là, d’un autre, à saisir pleinement la
modernité des points de vue de Saint Thomas d’ Aquin tant sur 1 ‘ homme que sur sa métaphysique, notamment la liberté. En effet, si le surréalisme, par exemple, a mis au jour une unité possible de 1’ homme en 1’ouvrant à une écoute possible de I’inconscient, il s’ agit d’ une unité « passive », car elle n’ est pas la conséquence une réflexion issue du dialogue dynamique « intelligence – vérité » mais de 1’uti- lisation de moyens artificiels peu utiles au développement de l’homme.
Cependant, ce concept d’ unité, qui avait été bien vu par Saint Thomas d’ Aquin, fut ré—analysé par Jacques Maritain qui en fit la condition sine qua non de la vraie liberté » dans une société contemporaine. Ce concept de liberté d’ un point de vue chrétien est le fondement et l’objectif de deux livres majeurs sur l’état politique de la société : « Du Régine Temporel et de la Liberté » (1933) et « L ‘Humanisme intégral » (1936), le premier préparant ou annonçant le second.
Dans l’ un et 1’autre ouvrage, Maritain tente de répondre aux questions suivantes:
1 . Puisque Dieu existe, et que nous sommes chrétiens, comment pouvons-nous vivre en chrétiens dans une société qui se laïcise (ou du moins se pluralise)?
2. Puisque nous sommes chrétiens, donc porteurs de I ‘ Evangile, comment pourrions—nous clamer la Bonne Nouvelle tout en tolérant la pluralité des croyances spirituelles ?
Mais les questions essentielles sous—tendant ces deux— ci sont centrées sur I ‘ homme : qui est l’ homme ? quelle est sa place dans le monde ? quelle est sa relation – dans sa nécessité —à Dieu?
Maritain part d’ abord des observations suivantes:
Saint Thomas d’ Aquin a défini 1′ homme comme individu et personne: 1′ individu représente une partie, et la personne le tout, mais la personne est aussi partie dans 1’espèce ou dans la société. La dynamique d’un homme, en général, est de tendre vers 1’unicité, la totalité de la personne, d’abord au niveau de chacun, ensuite au niveau du groupe, enfin dans la Sainte Trinité. On perçoit ici combien l’agir de chacun est nécessaire. Maître de son cri, I’ homme peut refuser son mouvement transcendantal car Dieu a créé 1′ homme libre/ en lui donnant pour fondement de cette liberté le libre arbitre, qui est la liberté minimale, si je puis dire. Bien qu’immergé dans l’affectif, le libre arbitre est la liberté de jugement (Maritain, « Du Régime temporel et de la liberté », 1933) :
le libre arbitre apparaît conne la liberté initiale. (il doit fructifier (car) il nous est demandé de devenir dans notre agir une personne maîtresse d’elle—même et qui soit elle—même un tout. (35)
A partir de ce choix libre , I ‘ individu tend vers la réalisation de sa personne, son tout. Ce » tout » suppose une liberté aux possibilités infinies puisqu’ elle s’ éloigne de 1’affectif et de l’ instinct pour dépasser 1′ intellect et atteindre le spirituel , ou du moins désirer ce mouvement transcendantal vers Dieu. Si la liberté fondamentale est « émotionnelle » , elle fait donc partie de la matière, tandis que la liberté finale « autonome » est le résultat (ou dépend) de 1′ esprit, c’ une liberté à la fois libérée et libérante, car elle nous assure au plus profond de nous—même de cette dignité qui nous est indissociable, inviolable, On voit ici 1′ échange permanent qui s’ opère entre matière (individu) et esprit : de cet échange surgit la personne qui aspire à joindre les personnes pures qui sont la Sainte Trinité. L’ homme est donc libre de choisir le chemin de la liberté la plus efficace, mais pas nécessairement le plus rapide, celui nous prouvant I’ amour de Dieu au fil des pas et nous conduisant à Lui, reflétant ainsi 1’ optimisme inhérent au christianisme. On ne peut choisir cette liberté épanouissant notre personne dans notre Dignité de créatures à image de Dieu, et choisir le mal ou la tristesse des limites humaines. . Cependant, Dieu lui—même nous octroie cette liberté de mort. . .
On aperçoit aussi que cet échange ne peut se faire dans la solitude, d’ une part; d’autre part il démontre le besoin d’ union, et d’ action vers une nouvelle union, qui réside consciemment ou non, dans ce désir permanent de dépassement, désir déjà souligné par Aristote, d’ ailleurs. Cette union nécessaire, même si elle n’ est pas constante, montre bien que l’ homme fait partie d’un tout social; dont il est membre actif et conséquence. Membre actif par le rôle qu’ il a à jouer dans la dynamique des autres et conséquence dans ce que cet échange avec les autres lui apporte dans son développement personnel. Il est donc partie indispensable d’ un tout, et tout indispensable, la société. Et nous, nous sommes dans cette société en tant que chrétiens essayant d’ atteindre le christianisme.
Nous sommes chrétiens dans un monde temporel où Dieu est passé de garant (« Humanisme de I’ époque classique – XVI 1-« ) à idée (« Humanisme moderne XIX » — ) enfin, Dieu est mort (XX). Ou 1 ‘ avons—nous laissé mourir ? car, ainsi que le dit Maritain dans « Humanisme Intégral» (1936) :
Parmi les éléments originaires du communisme, il y a aussi des éléments chrétiens, Saint Thomas More avait des idées communistes. . . Et ce sont des vertus chrétiennes désaffectées c’est 1′ esprit de foi et de sacrifice, ce sont les énergies religieuses de 1’âme que le communisme s’efforce de drainer au profit de son œuvre propre et dont il a besoin pour subsister.
à 1′ origine, et avant tout par la faute d’ un monde chrétien infidèle à ses principes, se trouve un profond ressentiment contre le monde chrétien. . . contre le christianisme 1ui—même… (49)
La tâche du chrétien est donc triple: d’un côté il doit tendre. vers son autonomie de personne afin d’ atteindre le royaume de Dieu; d’ un autre côté, il doit aider ses frères chrétiens à faire de même; enfin il doit témoigner de la Bonne Nouvelle devant ses frères non—chrétiens (Maritain, 1936)
la tâche temporelle du monde chrétien est de travailler ici—bas à une réalisation sociale—temporelle des vérités évangéliques.
le but que le chrétien se propose dans son activité temporelle n’ est pas de faire de ce monde lui-même le royaume de Dieu, c’ est de faire de ce monde. . . le lieu d’ une vie terrestre véritablement et pleinement humaine,c’est-à-dire pleine de défaillances. . . mais aussi pleine d’ amour, dont les structures sociales aient pour mesure la justice, la dignité de la personne humaine, I’ amour fraternel, et qui pour autant prépare 1′ avènement du royaume de Dieu d’ une façon filiale. . .
. . . du même coup apparaît ce qu’on peut appeler la mission propre de I’activité profane chrétienne à 1′ égard du monde et de la culture; on dirait… tandis que 1′ Eglise est de plus en plus délivrée du soin d’administrer et de gérer le temporel et le monde. . (que) le chrétien s’y trouve engagé de plus en plus. . . en tant que membre de la cité temporelle. . en tant que membre chrétien de cette cité, conscient de la tâche qui lui incombe de travailler à 1’instauration d’ un nouvel ordre temporel du monde. (51, 121, 130)
Maritain ne croyait pas qu’une telle société pût se réaliser rapidement, ni massivement. En fait, il prévoyait, et nous savons maintenant combien il avait raison, une période de « terreur et d’ amour affrontés » et « il se pourrait que tout l’ effort des chrétiens dans 1’ordre temporel doive se borner à rendre moins mauvais des régimes de civilisation » dictatoriaux.
Mais n’est—ce pas déjà l’essence de 1’amour Evangélique?
Jacques Maritain ou
Vivre la Spiritualité .
Miens sont les cieux et mienne est la terre, miens sont les hommes, les justes sont miens et miens les pécheurs; les anges sont miens, et la Mère de Dieu, et toutes les choses sont miennes; et Dieu même est mien pour moi , eh bien donc que demandes—tu et que cherches—tu, mon Âme? Tien est tout ceci et tout est pour toi ,
Saint-Jean de La Croix, Avisos y sentencias (ss d’Andujar, Silv. Iv p. 235)
Je ne ferai pas une analyse sur la nature et les structures de la spiritualité de Jacques Maritain car, d’ une part, je ne suis pas philosophe au sens strict du mot; d’ autre part, notre objectif, à nous tous réunis ici, est de rencontrer Jacques Maritain plutôt que de le disséquer ou, pire, de 1’identifier psychanalytiquement ou de le justifier.
Au cours de notre premier entretien nous avons brièvement aperçu sa mère, Geneviève Favre. Elle avait surgi devant nous en femme combative, déterminée et sans peur
Traits de caractère énergiques, dont son fils a hérité en partie. La fille de Jules Favre et de Jeanne Charmont (1’un et 1’autre étant, marié à d’ autres conjoints), fut élevée dans la religion catholique par sa mère, très dévote. Cependant, Geneviève trouva très tôt cette religion très contraignante
(Barré, 1996) :
Pourquoi cette religion exige-t-elle tant d’ artifices, de discipline, d’obéissance passive ? Il fallait incliner la tête en arrière, avec méthode, apprendre â ne point effleurer de ses dents hostie. . (22-23)
La mort de sa mère allait couper les liens avec le catholicisme, de façon étincelante (Barré, 1996) :
« Brusquement un jour, les joues en feu, je surgis dans le cabinet de travail de mon père et lui dis ma révolte contre les questions impudique qui venaient de m’obliger à fuir le confessionnal. . II s’ agissait de sauver en moi 1′ essentiel, l’indépendance de mon âme. » A dix—sept ans. (23)
Après le remariage de son père avec une protestante, Geneviève adopta cette religion. Cependant, elle se voudra toute sa vie contre toute religion et ennemie sans merci des prêtres dont elle ne cessera de stigmatiser la propension à peser sur les consciences (Barré, 1996, 23) Elle aussi prend très jeune la décision de gouverner son destin, tâchant de donner à sa vie une qualité supérieure, et, de vivre pleinement en femme libre, identité dont son père lui avait transmis le goût.
Mais de son père absent, quelle fut 1′ influence sur Jacques?
Les circonstances mêmes du mariage de Paul Maritain avec Geneviève Favre furent « nerveuses ». En effet, il semble que Geneviève ait épousé le collaborateur de son père pour fuir la seconde épouse de celui—ci, une femme brillante qui pouvait lui faire de 1′ ombre. Paul Maritain était un avocat, peu ambitieux, dans un cabinet d’ affaires, surtout passionné par 1′ achat de pièces d’ antiquité enrichissant sa collection de son château de Bussières. Il laissa à son fils un mémoire, Le Bonnet de coton, qu’il écrivit en 1899, et que Jacques Maritain conserva presque intégralement. Dans ce témoignage Paul Maritain note (Barré, 1996) :
Il est un temps pour croire aux enseignements de l’Eglise, ce temps ne dure que les jours de la pieuse enfance ( . . il est un temps pour aimer une femme et ce temps passe comme le reste; il est un temps pour éprouver les ardeurs généreuses de l’ ambition et 1 ‘ ambition se dissipe à son tour comme une vapeur légère; il est un temps où règne la foi et cette foi nous abandonne enfin sans espoir de retour. Que reste—t—il de cet amas de ruines? La curiosité et le souvenir. Quand un homme a bu à toutes le fontaines, quand il a joué tous les rôles, que lui reste—t—il ? (26)
On peut donc douter que la riche spiritualité de Jacques Maritain vienne d’une attitude religieuse de ses parents. Par contre, 1′ un et 1’ autre montre une lucidité et une
détermination une personnalité très nette et solides bien que ce soit plutôt en « rétrospective » dans le cas du père.
Que penser de la rencontre avec Raïssa dans la conversion de Jacques?
Raïssa venait d’ une famille juive qui avait fui la Russie des pogroms alors qu’ elle avait dix ans. Tant qu’elle avait vécu en Russie, avec ses deux grands—pères, la famille avait suivi la pratique de la foi hébraïque. Son enfance a donc vécu le rythme des rites stricts avec leurs chants, leurs goûts et leurs odeurs. Leur tradition d’ hospitalité et aussi de partage. Mais l’isolement de la famille à Paris a « dénudé » cette pratique et « 1’inquiétude de Dieu » se love dans 1’ adolescente. A la recherche, insatisfaite, de la vérité, Raïssa conclut à I’ inexistence de Dieu; conclusion qui devait la faire marcher à contre—sens de ses parents, ce qui fut un drame (Raïssa Maritain, « Les Grandes Amitiés » in Barré, 1996)
C’était un grand drame qui commençait, et dans ce drame ‘étais seule. Mes parents ne m’y furent d’aucun secours.
Ils avaient abandonné presque toutes les pratiques
religieuses et 1’influence de mes grands—pères était loin! Cependant ils gardaient leur foi en Dieu et ils ne croyaient pas que leur enfant pourrait vraiment la perdre ; ils vivaient dans cette sécurité. (45—46)
Des discussions avec les étudiants russes que ses parents hébergent le temps d’une soirée, Raïssa retirera, entre autre, la soif de l’essentiel car, dans ce salon, « on refait le monde » à coup d’ idées et de débats enfiévrés. Certes, Dieu en semblait absent, sinon nié, mais 1’ intuition de Raïssa de l’ existence d’ un « essentiel » montrait déjà une disponibilité de l ‘ esprit à être surpris et pris. Cette disponibilité saura garder et mettre au jour la substance des rencontres qui se feront en compagnie de Jacques et contribuera, sans aucun doute, à l’ enthousiasme de ce dernier
Enfin, il faut rappeler l’influence du couple Bâton sur l’adolescent Jacques Maritain qui fut ainsi ouvert à l’existence de la pauvreté, sans issue pour certains, mais d’une pauvreté qui semblait favoriser l’ éclosion d’une intelligence généreuse, d’un altruisme constructif qui attirait l’essentielle beauté hors de la personne elle—même. C’ est cette beauté difficile que Maritain va rencontrer dans le christianisme.
Rencontre d’ailleurs étonnante par sa difficulté circonstancielle, puisqu’ elle vint par 1′ intermédiaire de Léon Bloy, être tourmenté nais d’une foi indéracinable conduisant totalement sa vie. Il est bien connu que les Maritain se sont intéressés à Bloy après la lecture de son livre « La Femme pauvre », recommandé par Vauxcelles dans sa critique parue dans le journal « Le Matin » et dans laquelle il citait une lettre de Maurice Maeterlinck à Bloy (Maritain, Raïssa, We have been friends together, New York, 1945) :
It is, I believe, the only work of this day in which there are evident marks of genius, if by genius we understand certain flashes in the depths which 1inck what is seen to what is not seen, and what is not yet understood to what will be understood one day. (104)
On comprend que cette forte suggestion d’ une vérité qui serait cachée mais accessible ait poussé Maritain à lire cet ouvrage qui est une marche ascensionnelle vers la découverte de la Beauté Vraie de 1’ être par un dépouillement total des objets et de nos affections qui font notre quotidien. Et cet être ainsi découvert n’ est pas que le dépouillé, mais 1’ autre, autre vous, autre nous, puis, 1′ Autre, le divin nous accueillant dans Sa gloire, A la lecture de cette nouvelle, les Maritain se sont trouvés, pour la première fois, face à un homme de foi (Raissa Maritain, 1945)
And for the first time we found ourselves before the reality of Christianity, Up to that time, in reading Corneille or Pascal, or even Ruysbroek, something, I do not know what, masked from me Christianity’ s real being, placing it into some realm of art or imagination. Reading “La Femme pauvre”, we passed through the literary form as the spirits, they say, pass through walls, to go directly not to the author but to the man, the man of faith illumined by rays of that strange thing, so unknown -to us — Catholicism — and so to speak identified with it a
Ce qui les fascina, dans ce livre, ce n’est pas le talent, cependant réel, de 1’ écrivain, mais la puissance de sa voix criant sa foi, une foi de mendiant de 1’ essentiel, de chercheur du vrai dans le creux de 1’ homme, car le bonheur
« Est au présent ou ne sera jamais » (Bloy, Léon, « La Femme pauvre », Paris : Mercure de France, 1972) :
« Vous devez être bien malheureuse, ma pauvre femme, lui disait un prêtre qui 1′ avait vue tout en larmes devant le Saint Sacrement exposé, et qui, par chance, était un vrai prêtre.
Je suis parfaitement heureuse, répondit—elle. On n’entre pas dans le Paradis demain, ni après—demain, ni dans dix ans, on y entre aujourd’hui, quand on est pauvre et crucifié… II n’y a qu’ une tristesse, lui a—t—elle dit, la dernière fois, c’est de N’ETRE PAS DES SAINTS. » (392-393)
Voilà de quoi séduire un esprit certainement touché par le protestantisme et de toute façon conscient de la nécessité de l’effort dans la recherche de la vérité
Dans « La Femme pauvre » Maritain a découvert qu’il était possible d’ être une part active de son destin en cherchant constamment la réponse aux événements afin de progresser vers une beauté qui non seulement est en nous mais aussi nous enveloppe, nous cajole et nous emporte vers notre prochain et vers Dieu. Cet amour que Maritain avait désiré dans ce don qu’il faisait de lui—même à la cause socialiste, il l’a vu dans ces lignes de Bloy, non exclusivement tourné vers 1 homme en soi ce qui limite et appauvrit jusqu’ à la mort ce sentiment mais tourné vers une Beauté nous dépassant mais cependant nous attendant, pour nous bercer et nous illuminer, nous justifier, nous consoler, nous réjouir et nous Aimer. C’ est ce don à 1′ amour qu’ il allait faire, jusqu’ à la fin de ses jours, . .
Après un « tête à tête » avec leur foi, en Allemagne, leur directeur de conscience, Humbert Clérissac leur conseille de lire Saint Thomas d’ Aquin. Lecture qui sculptera le philosophe que Maritain était devenu car Saint Thomas d’ Aquin lie 1′ intelligence raisonneuse à 1′ intelligence imaginaire, autrement dit, l’analyse scientifique et la foi (Pelt, Jean— Marie. « Dieu de l’Univers ». Paris : Fayard, 1995)
Il (Thomas d’ Aquin) reconnaît néanmoins la spécificité des deux domaines: l’objectivité du savoir scientifique et la subjectivité de la croyance, 1’universalisme de la science et l’ incommunicable intériorité de la foi, la première se fondant sur une certitude acquise par des expériences répétées et reproductibles, la seconde étant adhésion à un témoignage révélé. (48)
Il devenait donc possible de lier foi et recherche scientifique dans la trajectoire du progrès humain. Il devenait dès lors possible de comprendre notre pèlerinage sur terre non comme un fatalisme ou un égoïsme exacerbé, mais comme un témoignage d’ amour humain et d’ Amour Divin puisque le bien que nous devons créer autour de nous au cours de notre vie terrestre est une prémisse, une vapeur lumineuse du Bien constituant la contemplation de la Sainte – Trinité, lorsque nous aurons enfin accosté, après notre passage, lorsque tout sera accompli. Être chrétien signifie donc, dans cette compréhension, vivre activement dans 1’ Amour, dans la Charité et dans l’Espérance. Par « vivre activement » nous entendons faire face » aux problèmes quotidiens et souvent tragiquement réels des hommes, c’est-à-dire raisonner scientifiquement afin d’apporter des solutions satisfaisantes pour tous, mais pas seulement scientifiquement. Cette satisfaction « générale » suppose un respect de chacun, et un respect de la plus petite part de chacun dans 1’amour, la charité et 1′ espérance que nous donne la foi et que nous inspire la foi, et que la foi nous demande de garder vivants et dynamiques. C’ est sur ces bases que la spiritualité de Maritain va se développer. Si, pour Saint Thomas, le Paradis est une « droite horizontale » sur laquelle voisine, dans un ordre infini, « la grâce habituelle, la charité béatifique, la vision infinie et la sagesse infinie », sa ligne à lui, Maritain, et à tout homme de foi, est une diagonale qui part du plus petit élément de notre Vie ici—bas pour rejoindre, à l’ instant où « tout sera consommé » la droite horizontale du Paradis. De 1’ordre du fini à l’ordre de l’ infini (Jacques Maritain, « De la Grâce et de l’Humanité de Jésus », 1967, 77 et Sv). Diagonale qui se meut telle une sinusoïde, pour tous, même pour les saints, peut—être surtout pour les saints. II est donc évident que Jacques Maritain a vécu sa spiritualité dans un mouvement dynamique qui s’appuyait sur (et générait) la vie intellectuelle, elle—même sans cesse orientée vers le prochain. La foi de Maritain est la présence constante de Dieu; de cette présence jaillit l’ Amour et l’ Espérance en Dieu donc en son prochain, car (Maritain, Jacques, « De l’Eglise du Christ », Paris : Desclée de Brouwer, 1970) :
Chaque être humain, si pauvre bougre soit—il, est ainsi une personne devant les autres hommes et devant Dieu, et possède la dignité de personne. . .
(c’ est) l’image du Christ que Dieu voit dans toute cette multitude répandue sur toute la terre et traversant tous les siècles, comme il la voit aussi dans la multitude des bienheureux. (37 et 42)
Certitude qui explique les conversions qui ont entouré les Maritain, d’une part; d’ autre part, qui explique aussi ses vues interdisciplinaires en matière d’éducation, ses conceptions « humanitaires » en politique et son approche particulière du dogme.
Alors que le fourgon cellulaire (ou le camion de ramassage) emportait le poète Max Jacob au camp de Drancy, en janvier 44, il écrivait au curé de Saint—Benoît s/ Loire :
J’ai des conversions en train. . J’ai confiance en Dieu et en mes amis.
« des conversions en train ». . . II est nécessaire de se demander quel élément de notre personnalité suscite des conversions, .
Est—ce notre attitude générale vis—à—vis de notre prochain ? Est—ce une façon de vivre? Une façon de voir en nous—même ? de voir l’ autre ? Est—ce le don de voir au sens de reconnaître et contempler ? Est—ce simplement une joie venant de loin et pétillant dans notre être? L’ amour, si proche que l’on pourrait le toucher ? Si profond, que son mystère affleure et nous happe. . Des circonstances aussi, sans doute
Dans le cas de Maritain, les conversions des années 20 ont été nombreuses, souvent célèbres, pas toujours très solides. Mais ce dernier facteur dépendait—il de lui ? De toute façon, que ce soit de Cocteau à Julien Green, en passant par Reverdy, Max Jacob, Maurice Sachs, Erik Satie et tant d’ autres, si on peut parfois 1′ accuser de naïveté comme dans le cas de Sachs cette accusation n’ est pas pertinente au regard de la foi et de son enseignement. En effet, plusieurs facteurs sont à 1′ origine de la recherche du néophyte : des questions vraies, une période indécise, difficulté à vivre, une personnalité en quête d’absolu et d’ un sens de la vie qui font que la voix de Dieu est entendue, même si ce n’ est que temporairement ver faiblement. Cette fenêtre momentanément entrebâillée fait entrer une clarté ineffaçable: il en restera toujours une petite lumière. Et dans la vision que Maritain avait de Dieu, Dieu d’ Amour et de Charité, Dieu qui comprend et attend que nous ayons fait le voyage, car lui—même, en la Personne de son Fils, a été le « viator et le comprehensor » parmi nous et dans les siècles des siècles, dans cette vision seul le bien, lorsqu’ il a été tellement désiré, est retenu comme étant « nous ».
Enfin, il faut rappeler que les années 20 sont les années au cours desquelles Jacques Maritain devient un homme de plus en plus publique, en grande partie grâce à la création d’ une nouvelle collection littéraire, chez Plon, qu’il dirige lui— même, après 1’ avoir suggérée et initiée : Le Roseau d’Or, qui veut rassembler des écrivains catholiques. En tant que directeur, Maritain montre immédiatement son intransigeance non seulement quant au vécu de sa foi, mais aussi quant à l’ application du mot de Jeanne d’ Arc — qu’il reprendra dans son essai avec Raïssa « De la Primauté du Spiritue1 » – Dieu premier servi
C’ est aussi au cours de ces années qu’ il crée les cercles thomistes qui vont connaître un très grand succès. Maritain représentera alors sans doute ce que Sartre et Camus ont représenté après la Seconde Guerre Mondiale : un espoir, une 1umière, un Maître, ainsi que le souligne Jean—Luc Barré
(1996) :
c’ est 1’apparition au grand jour de 1′ homme de Meudon, ce « rai de lumière » jeté sur son « action secrète » qui retient avant tout 1′ attention des critiques. Le rayonnement du philosophe sur « la jeunesse intellectuelle de ce temps » fait 1’objet, entre autres, d’un long article dans la revue « Etudes », familière de tout ce qui relève de la direction des âmes : « (…) Maritain est un composé original d’ intransigeance et de douceur, d’ intellectualisme étincelant et de profond mysticisme. . . C’est cela qui fascine. Et puis, à ceux qui viennent réclamer son secours, il montre encore autre chose : une charité fraternelle qui interprète tout en bien jusqu’ aux limites du possible, un parti pris d’ indulgence à égard de toute faiblesse humaine, combinés – l’alliance est naturelle – avec le souci de jeter les malades dans le bain de 1umière pure qui seule peut les guérir.
Combien d’ esprits tâtonnants et de vies désemparées sont venus chercher, près du jeune maître, la sécurité d’un thomisme sans compromis, la contagion d’ une âme profondément religieuse. (303)
Plus tard, Jacques Maritain, pourtant alors effacé dans la vie publique par ces mêmes Camus et Sartre, écrit cependant, dans « La signification de l’athéisme contemporain » (1949) à propos du vécu de la sainteté :
le mal est tel, que la seule chose qu’ on ait sous la main pour y remédier, et qui enivre le saint de liberté, d’ exultation et d’ amour, est de tout donner, tout abandonner, et la douceur du monde, et ce qui est bon , et ce qui est meilleur, et ce qui est délectable et permis, pour être libre d’être avec Dieu; c’est d’ être totalement dépouillé et donné afin de se saisir du pouvoir de la croix, c’ est de mourir pour ceux q u’ il aime. (23 )
Bien plus tard, en 1961, dans une très belle préface à l‘ouvrage du R. P. Bruno de Jésus—Marie Saint—Jean de la Croix, il écrit toujours :
Mais c’ est pour que dans ce rien et dans cette faiblesse la force de Celui en qui nous pouvons tout habite en plénitude, et produise et soutienne et actionne une liberté, une obstination à se vaincre, des vertus qui passent la mesure humaine, n’ ayant mesure et règle qu’ en l’ Esprit de Dieu.
Pour être faible comme eux (les saints) et fort comme eux, il faut se perdre comme eux, et devenir comme eux la chose de Dieu, un rien que 1’amour tout puissant emporte. (16)
Or, cet amour imparfait, humain, Dieu 1’a vécu lui—même en son Fils parmi nous qui avait I’ intuition, ou , comme le dit Maritain dans « De la Grâce et de 1 ‘Humanité de Jésus » (1967) , science infuse » de 1’ amour divin tout en vivant complètement 1’ amour humain
il avait comme nous un corps de chair périssable, il avait faim et soif, il pleurait de douleur et de compassion, il était exposé à la fatigue, à la souffrance, à l’angoisse, à la tentation, à la mort.
le monde intérieur de sa conscience était centré sur la raison, subjuguée, non supplantée, par les dons du ciel. (89)
Tout ce que le Christ faisait et souffrait, c’ est sa personne, c’est-à-dire la Personne du Verbe, qui le faisait et le souffrait – par 1′ instrumentalité de sa personne humaine .
le Vendredi—Saint, une Personne divine est morte (d’ une mort humaine), le Verbe Incarné est mort, mort d’ amour et volontairement.
le Verbe a triomphé de la mort par le moyen de son humanité. (146—147)
Et nous, triompherons—nous par 1’amour fraternel, dans I’t Amour divin, de la mort? Saurons—nous, nous aussi, comme Maritain, accueillir notre Grâce, afin d’ embellir notre chemin et de la vivre en contemplation de l’Unité Parfaite, la Personne Unie, selon Saint Thomas ?
Méditation sur un pèlerin du 22ème siècle
En 1949, Jacques Maritain écrivait, dans « La Signification de l’Athéisme » (Paris : Desclée de Brouwer) :
La foi doit être une foi réelle, pratique, vivante. Croire en Dieu doit signifier vivre de telle manière que la vie ne pourrait pas être vécue si Dieu n’ existait pas. Alors 1′ espoir terrestre en 1’Evangile pourra devenir la force vivificatrice de 1’histoire temporelle. (42)
II avait alors 66 ans, vécu deux guerres mondiales, changement radical dans le mode de vie du monde occidental, passant de 1’hyper libéralisme à un libéralisme à couleur socialiste, d’une économie fondée sur I’ agriculture à une économie fondée sur 1’industrie, d’une condition ouvrière méprisée à une dignité reconnue pour tout homme dans le milieu social. Tout ceci soutenu ou amplifié par la vie scientifique, culturelle et spirituelle de nos sociétés. Le Prix Nobel de la Paix avait été créé, les techniques de recherche médicale développées, des médicaments clés découverts et distribués, le fléau de la tuberculose pour ainsi dire vaincu, 1′ avion s’ échappait à jamais de la compréhension de tout un chacun, les communications faisaient fi des frontières. Le jazz était passé par là (et y resta), Debussy, Satie, Fauré, Poulenc, Ravel, Frank, Messiaen et tant d’autres musiciens aventureux et imaginatifs tracèrent leur vie; et les Surréalistes se saisirent de Freud pour transgresser les frontières de la poésie et de la peinture, 1 ‘ Art pour 1 ‘ Art. . .
La Révolution Russe, le massacre des Arméniens, des Juifs, des Tziganes, la Bombe Atomique sur Hiroshima et Nagasaki Teruel, Guernica. . . Dieu semblait bien mort, enterré dans les cafés parisiens où se rassemblaient, après 1945, les
existentialistes entourant Sartre, les Communistes fascinés par les exploits de 1′ URSS, les désabusés de l’absurde sentant confusément que le soleil de Camus apportait quelque chose d’ invisible mais de bon dans ses rayons brûlants, car, après tout la peste était encore parmi nous, latente, jamais éradiquée. Toujours pas éradiquée. .
Et I ’Eglise? Bien sûr, c’ était le début du mouvement des prêtres ouvriers, le réveil des mouvements de jeunesse oud’ action catholique, le renouveau de 1945, mais ce qui se disait, surtout, c’ était son silence pendant la dernière guerre, sa collaboration avec Vichy, le silence de Dieu en somme, sinon Sa faillite, car le vent courait que 1’homme s’ en était sorti tout seul et que cette fois—ci, il avait enfin son destin bien en main. Restaient cependant la tradition, et puis ces irréductibles qui avaient fondé « Témoignage Chrétien », ces Résistants chrétiens et tous ces anonymes (ou moins anonymes) qui n’avaient jamais cessé de croire et de prier ou d’écrire, tels Gabriel Marcel, Claudel et, évidemment, Jacques Maritain, sous le prétexte que la vie ne pourrait pas être vécue si Dieu n ‘ existait pas,
Jacques Maritain avait passé ces années de guerre aux Etats—Unis, d’où il envoyait régulièrement des messages pour la France occupée. Contacté plusieurs fois par de Gaulle pour entrer dans le gouvernement provisoire de Londres, il avait toujours refusé, mais avait finalement accepté, (un peu poussé) un poste d’Ambassadeur près le Vatican, en 1945.Pour trois ans.
Au cours de son séjour aux Etats—Unis, il avait enseigné à Toronto (Canada), Chicago, New York et avait donné des conférences dans plusieurs universités, développant, entre autre. une philosophie de 1’éducation fondée sur l’interdisciplinarité et 1′ unicité de 1 homme.. Dans la tourmente que traversait le monde, c’était encore à la dignité inhérente de 1’ être humain— enfant de Dieu que Maritain pensait. En effet, dans son ouvrage “Education at the Crossroads” (Yale University Press, New Haven, 1943), il écrit :
It is by the activities that the philosophers call immanent lt that the full freedom of independence is won. Therefore, the prime goal of education is the conquest of internal and spiritual freedom to be achieved by the individual person . . his liberation through knowledge and wisdom, goodwill and love. (11)
There is a danger of an education which would aim not at making man truly human, but ma king him merely into an organ of technocratic society.
A une époque où les psychologues ne parlaient déjà plus qu’ en termes « d’individus », Jacques Maritain utilisait toujours et encore le terme thomiste de « personne ». A une époque où le pragmatisme américain était renforcé par le taylorisme et I’ efficience militaire, le travail à la chaîne des usines du Nord, Maritain parlait de « dignité », de « liberté spirituelle » qui sauveraient I’être humain de la « société technocratique ». A une époque où les sociétés occidentales d i un côté s i entretuaient, de 1’autre préparaient un avenir de consommation dans la fièvre de « tourner la page » après une période qui avait conduit au paroxysme du mal, J acques Marita parlait de sage de sagesse, de bonne volonté, de connaissance, parce qu’ il savait que le vrai salut de l’homme ne pouvait que passer par « la porte étroite » de la transcendance et que celle—ci devait être préparée dès l’ école. Jacques Maritain croyait toujours à la richesse, â mettre au jour de 1’ homme, car il croyait toujours en Dieu. Il croyait en 1’ homme libre, mais pas en un homme libre de Dieu, mais en un homme libre par Dieu et en Dieu, c r c’est la liberté donnée à I’ homme par Dieu qui a permis à celui—là de générer le mal, afin de choisir le bien, s’il le veut, ainsi qu’ il 1′ écrit dans « Du Régime temporel et de la Liberté » (Paris : Descléee de Brouwer, 1933) :
le mal comme tel est la seule chose que je peux faire sans Dieu. . . Dans la ligne du mal c’ est la créature qui est cause première. . . Dieu pouvant mais ne voulant pas empêcher la créature d’ opposer son refus, quand elle veut, (32)
Quand les hommes qui avaient vécu les années de guerre se laissaient convaincre par 1’ existentialisme sartrien (héros en marche vers une solitude désespérante) ou par le communisme (perte de I’ identité de la personne pour des aléas de I’ histoire conduisant au néant) ou par le fatalisme triste de 1′ absurde , certains avaient encore la conviction du grandissement de 1’ être humain, quel qu’ il soit, où qu’ il soit, du devoir que chacun a de sentir et de vivre sa dignité car ces hommes avaient la conviction la plus intime d’ être aimés au—delà de toute couleur, de toute action, de toute opinion. Cette conviction était espérance, cette conviction était la foi, car seul Dieu glisse en chacun de nous cette étincelle de chaleur que nous pouvons, si nous le voulons, faire flamber en un feu de joie, ne serait—ce qu’ au dernier de nos moments. C’est cette conviction qui faisait dire à Maritain que « la vie ne pourrait pas être vécue si Dieu n ‘existait pas », car la grâce que Dieu nous offre fait que la vie peut devenir beauté, ou Beauté, de cette Beauté qui enlumine 1’Evangile. Mais qu’ est cette enluminure envoûtante de 1’Evangile? En quoi pourrait—elle nourrir un « espoir terrestre » ?
Les enluminures ont ceci de particulier qu’elles n’ont ni début ni fin, débordant la lettre qu’elles sont supposées décorer ou souligner. Qu’ elles soient très riches, baroques avant la lettre, comme à Cluny — ou plus sobres — ou même très sobres comme à Clairvaux elles nous adressent, nous interpellent dans le présent par 1’histoire qu’ elles annoncent et/ou résument, et nous entraînent vers 1’ avenir par le rêve des couleurs, par les formes enlacées en finissant pas de joindre 1’alpha à 1’omega, par les êtres fantastiques peuplant leurs déliés et leurs pleins, nous parlant, nous criant, tels des prophètes, le mystère de notre parcours. Un mystère qui nous fascine et nous fait peur, que nous voulons et que nous ne voulons pas dévoi1er, ainsi que l’a bien démontré Freud. Mais la reconnaissance de 1’existence de ce mystère nous aide à pressentir que notre intelligence doit nous conduireà notre vérité qui existe, cependant nous échappe, mais dont I’ effleurement fait naître en nous la saveur d’ un amour extraordinaire qui nous est porté, et qui nous porte, afin que nous le donnions notre tour. Comme l’enluminure dévoile un de ses mystères pour en suggérer un autre à son lecteur, cet amour découvert, puis donné et de nouveau reçu, fait grandir la joie en nous et découvre notre compréhension de nous—mêmes, de 1’ autre, et des autres. Ce sentiment et cette connaissance s’associent pour nous rendre conscients d’ une vérité en chemin, liée à notre intelligence du chemin, et à notre confiance. C’ est en ce sens que Jacques Maritain a découvert, dans la foi, la réponse à sa quête du lien entre intelligence et vérité : l’Evangile propose que cette dignité qui nous est offerte par Dieu dès notre conception contient toute Joie. Cette Joie, cette exultation, est comme le bon grain ou l’ivraie : si nous faisons 1’effort de préparer le sol en remarquant la présence du grain, il s’ ouvrira et multipliera. Cette multiplication est en fait la maïeutique de tout ce qui nous donne notre humanité: 1′ acceptation, la vision, la compréhension, le don, le refus, l’ attente, le vouloir, le désir, le questionnement, I ‘ écoute ; l’ aveu, le doute, la quête, la certitude, enfin, de notre unique beauté par I’ unique beauté des autres, unique beauté toujours à dévoi1er car sa grandeur ne peut être de ce monde . » Mon Royaume n’ est pas de ce monde ». Non. Mais le cheminement vers lui appartient complètement à ce monde , et il est fait d’ éternelles questions/réponses qui sont la spirale de I’ intelligence dialoguant avec la vérité. Sans doute est—ce ceci qui a fasciné Maritain dans la lecture de Saint Thomas : la liberté synonyme de Connaissance et acquise par degrés au cours de la vie terrestre. Cette certitude, parce que vécue, de la découverte de la liberté grâce cette vérité que I’intelligence met au jour tout en étant éveillée par cette vérité même, est la foi en Dieu : génératrice d’ une joie qu’aucun événement humain ne peut justifier, car tout événement humain est trop petit. Mais c’est cette certitude, cette foi, cet espoir humain en 1′ Evangile, qui a poussé Maritain à scruter les écrits des Pères, à les méditer pour arriver, d’ analyse en analyse, à pressentir l’ être humain de telle façon qu’il put, à la fin de sa vie, saisir 1′ humanité de Jésus et vivre de l’ intérieur son mystère divin, ainsi qu’ il le fait dans « De la Grâce et de l’Humanité de Jésus », paru en 1967 (Paris: Desclée de Brouwer)
Dans cet ouvrage, Maritain nous montre en quoi Jésus était absolument humain et en quoi il était divin. En effet, d’ une part le Christ était le comprehensor, c’est-à-dire qu’il était doué d’ une supra conscience divinisée qui donnait la vision béatifique appartenant au paradis. Dès « le principe » écrit Maritain, le Christ avait le « point de perfection suprême ou indépassable » (75) qui lui permettait de voir — au sens d’ apercevoir et de comprendre la totalité tout à la fois— tout en étant, d’ autre part, parmi les hommes, le viator porteur d’ « une conscience au sens ordinaire que ce mot a dans notre commune vie humaine » (59) Entre les deux états de grâce, une (Maritain, 1967) :
cloison translucide qui laissait passer, par la lumière de la science infuse qui participait de 1’ évidence de la vision, comme par la vertu et les attraits de la paix souveraine qui régnait dans le ciel de 1 âme un rayonnement vivifiant sur toutes les facultés (62) Ainsi absolument rien de ce qui était connu de lui dans la vision ne pouvait directement passer dans la sphère de la conscience, être directement connu de lui en telle façon qu’il se 1’ exprimât à lui—même et 1’ exprimât aux autres. . . (76)
Pour atteindre donc la vision béatifique des Trois Personnes, le Christ devait passer par la Crucifixion, après avoir grandi, tout au long de sa vie, en grâce et en sagesse, dans son humanité et dans sa divinité. En effet, 1’ enseignement du Christ est une connaissance qui était déjà entièrement contenue en lui au moment de sa venue parmi nous, mais à laquelle il n’ avait pas directement accès : science infuse, il devait la rappeler petit à petit, au long de son cheminement. Maritain nomme cette mise au jour de la science un « état de voie », Cette marche, motivée par la découverte du savoir, sa proclamation, montre 1’humanité du Christ qui, lui aussi, comme nous, a eu des choix à faire, a subi les angoisses de la vérité à cerner et à vivre, et à partager, Il a vu le monde en lui, monde qui se dévoilait petit à petit, au fur et à mesure de sa croissance, nous, et il en a eu peur, comme un homme a peur de se trouver. Mais la poussée était irrésistible et « magnificente ». Cette certitude magnifique se heurtait aux plaies et aux bosses du monde extérieur qui 1’entourait mais il se devait de la partager avec les autres afin qu’ eux aussi aient envie de la connaître et de la vivre, et d’ espérer, au sens d’ attendre.
Pour attendre, il faut se préparer physiquement et mentalement. II n’y a pas, dans 1′ attente, de geste gratuit. On attend en fonction de quelque chose, pour quelque chose. C’ est en fonction de ce que nous sonnes aujourd’hui que nous pouvons imaginer ce que nous serons demain. Et aujourd’hui
nous prépare à demain. On prend soin de son corps, de son esprit et de son âme afin de vivre, par l’un et par 1’autre, une beauté qui peut surgir au détour de notre voie. Cette attente est une préparation active de tout 1’être et elle n’a de raison que si elle a un but, un but parfois clair (proche) ou un (ou des) but(s) éloigné(s), souvent plus envisagé ou pressenti, que réellement connu. C’ est ce but pressenti qui motive le plus profondément la préparation de notre attente et la rend plus excitante, plus joyeuse. Son mystère est bouleversant comme une œuvre d’ art de génie : on ne peut pas le définir — sinon ce ne serait plus un « mystère » mais on peut cependant en apercevoir la lumière, comme par une lucarne de notre âne. Plaisir entrevu, bouleversant dans sa saveur, plaisir deviné sans fin dans son intensité et son éclatement. Plaisir éternel, de I’Epouse, cantique des cantiques de la vie quotidienne, c’ est lui que nous voudrions partager et construire, et allumer dans chacun de ceux qui nous entoure .
Espoir terrestre en 1′ Evangile » qui meut « 1’histoire temporelle » vers 1 Amour—Vérité, 1’Amour—Beauté, 1 Amour— Folie de Dieu qui nous fera oublier toutes les larmes du chemin, et nous fera les aimer tout autant que les rires bordant ce chemin, alors que nous avons essuyé nos yeux pour pouvoir essuyer ceux des autres et que nous avons ri pour pouvoir amener le rire dans le cœur des autres. C’ est cela que Maritain n’a cessé d’ écrire et de dire toute sa vie. Cet espérance de I ’Evangile est une espérance fondée sur le quotidien, bien sûr, et ses écrits « politiques » le prouvent, mais c’ est surtout une espérance fondée sur la richesse que tout un chacun porte en soi, qui est richesse de Dieu et qui seule, vraiment, peut nous dynamiser afin que nous croisions en paix cette droite horizontale de Saint Thomas: « La grâce habituelle. . vision béatifique. . . charité béatifique. . . sagesse infinie… » (1967, 77). Une folie de Dieu, en somme. Un souffle qui nous habite et que nous nous devons d’inspirer et d’ expirer. Car quand cette espérance se concrétise, il nous faut, pour survivre, que nous en accouchions, par le jeu du désir qui est fait de plaisir et d’ angoisse. Tel un artiste.
Telle la passion de 1’artiste, pesante, pressante, dominante. Maritain a bien compris la nature de cette passion à propos de Rouault, surtout, dans son étude « La clef des Chants » qu’il a jointe à sa seconde édition de son « Art et Scolastique » (in « Œuvres Complètes », 1988) :
Ses plus violentes exaspérations contre la bourgeoisie et contre notre ordre social sont ainsi comme les déceptions d’une âme éprise d’un ordre intérieur qu’elle veut trop avidement retrouver dans les rues, dans les prétoires et dans le métro. (761) il a rompu les amarres et scandalisé ses premiers admirateurs, pour entrer dans une nuit obscure dont il ne voyait pas la fin, mais où il sentait que se purifierait sa force. (763)
Nuit obscure de la solitude causée par la puissance de ce que 1′ on sent et 1’impossibilité de 1’ exprimer (« Cantique des
Cantiques »)
Sur ma couche, pendant les nuits,
J’ai cherché celui que mon âme chérit ;
Je l’ai cherché sans le trouver.
Je vais me lever, parcourir la ville, les rues et les places,
En quête de celui que mon âme chérit ;
Je l’ai cherché sans le trouver. (3, 1-2)
Traits noirs de Rouault, cicatrices de la nuit, cicatrices du monde terrestre. . .
Rouges de Rouault, flammes de la foi, passion de 1′ espoir, passion de partager.
De Marc Chagall, dans la même étude, Maritain disait que I’ on peut y voir « 1 ‘importance du cœur dans les paradoxes de cette peinture malicieusement pressée de faire s’ embrasser toutes choses » (1988, 776)
Joie de Chagall dans les couleurs et le contenu transcendantal du message . « C’est la poésie de la Bible qu’il a écoutée, c’ est elle qu’il a voulu rendre, mais cette poésie est la voix de quelqu’un. . . » (1988, 777) .
Souffle de Dieu. . . auquel on n’ échappe pas, comme Maritain n’ y a pas échappé, de 1ivre en livre, de mot en mot car, ainsi qu’ il le dit à propos de Gide (1988, op. cité),
« Ce n’ est pas nous qui possédons la grande vérité, c’est elle qui nous possède, elle n’est pas à nous, nous sommes à elle. Alors, Heureux sommes—nous, comme Maritain au soir de sa vie, dans 1’habit des Petits Frères de Jésus (Saint—Luc) :
Heureux Vous qui êtes pauvres: le royaume de Dieu est à vous !
Heureux vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés !
Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous serez dans la joie !
Heureux serez—vous quand on vous haïra, quand on vous chassera, quand on vous outragera, quand on rejettera votre nom comme infâme à cause du Fils de l’Homme ! Réjouissez— vous en ce jour-là, et soyez dans l’allégresse: votre récompense sera grande dans le ciel; car c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes.
Folie de 1’Evangile ? Peut—être. . . mais 1’ enfermement y est une enluminure éblouissante. . .
OUVRAGES CITES
Barré, Jean—Luc. Jacques et Raïssa Maritain « Les Mendiants du Ciel ». Paris : Stock, 1996,
Bars, Henry. « Maritain en notre Temps ». Paris : Grasset, 1959
Maritain, Jacques. « Du Régime temporel et de la Liberté ». Paris : Desclée de Brouwer, 1933.
« Humanisme intégral » Paris : Fernand Aubier,Paris,1936.
« La Signification de 1’Athéisme contemporain ». Paris : Desclée de Brouwer , 1949.
Préface in P. Bruno de Jésus Marie,
« Saint Jean de La Croix ». Paris : Desclée de Brouwer, 1961 ,
« De la Grâce et de l ‘Humanité de Jésus » Paris: Desclée de Brouwer, 1967 .
« De l’Eglise du Christ ». Paris : Desclée de Brouwer : 1970.
Jacques et Raïssa. « Œuvres Complètes » Editions Universitaires de Fribourg, Suisse, et Editions Saint— Paul, Paris, 1988.
Bibliographie des Œuvres de Jacques Maritain in Jean—Luc Barré (op. cité)ŒUVRES DE JACQUES MARITAIN
LA PHILOSOPHIE BERGSONIENNE. Études critiques, Paris, Marcel Rivière & Cie, « Bibliothèque de philosophie expérimentale » X.
ART ET SCOLASTIQUE, Paris, À la librairie de l’Art catholique, 1920.
ÉLÉMENTS DE PHILOSOPHIE I. Introduction générale à la philosophie, Paris, Pierre Téqui, 1920.
THEONAS ou les entretiens d’un sage et de deux philosophes sur diverses matières inégalement actuelles, Paris, Nouvelle Librairie nationale, « Bibliothèque française de philosophie», 1921.
ANTIMODERNE, Paris, Éditions de la Revue des Jeunes, 1922.
DE LA VIE D’ORAISON, édition hors commerce non signée impriméë à Saint-Maurice-d’Agaune, 1922.
ÉLÉMENTS DE PHILOSOPHIE II. L’ordre des concepts. I. – Petite logique (Logique formelle), Paris, Pierre Téqui.
SAINT THOMAS D’AQUIN APÔTRE DES TEMPS MODERNES, Paris, Éditions de la Revue des Jeunes, 1924.
RÉFLEXIONS SUR L’INTELLIGENCE ET SUR SA VIE PROPRE, Paris, Nouvelle librairie nationale, « Bibliothèque française de philosophie », 1924.
TROIS RÉFORMATEURS. Luther, Descartes, Rousseau, Paris, Librairie Plon, « Le Roseau d’or » 1„1925.
THEONAS ou les entretiens d’un sage et de deux philosophes sur diverses matières inégalement actuelles, 2e édition revue et corrigée, Paris, Nouvelle Librairie nationale, « Bibliothèque française de philosophie 1925.
RÉPONSE À JEAN COCTEAU, Paris, Librairie Stock, Delamain et Boutelleau, 1926.
UNE OPINION SUR CHARLES MAURRAS ET LE DEVOIR DES CATHO- LIQUES, Paris, Librairie Plon, 1926.
ANTIMODERNE, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Éditions La Revue des Jeunes, Desclée de Brouwer & Cie, 1926. PRIMAUTÉ DU SPIRITUEL, Paris, Librairie Plon, « Le Roseau d’or » 19, 1927.
624 Bibliographie
QUELQUES PAGES SUR LÉON BLOY, Paris, L’Artisan du Livre, « Cahiers de la Quinzaine », IIOe cahier de la 18e série, 25 octobre 1927.
ART ET SCOLASTIQUE, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Louis Rouart et Fils, 1927.
LE DOCTEUR ANGÉLIQUE, Paris, Paul Hartmann, 1929.
CLAIRVOYANCE DE ROME, par V. Bernadot, P. Doncœur, E. Lajeunie, D. Lallement, F.X. Maquart, Jacques Maritain, Paris, Éditions Spes, 1929.
GINO SEVERINI, Paris, NRF, Gallimard, « Lés peintres nouveaux » 40, 1930.
RELIGION ET CULTURE, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Questions disputées » 1, 1930.
LA PHILOSOPHIE BERGSONIENNE, Études critiques, 2e édition revue et augmentée, avec un index des noms cités, Paris, Librairie Marcel Rivière, « Bibliothèque de philosophie » 10, 1930. Passe ensuite chez Pierre Téqui.
LE DOCTEUR ANGÉLIQUE, Paris, Desclée De Brauwer & Cie, « Bibliothèque française de philosophie », 1930.
RÉFLEXIONS SUR L’INTELLIGENCE ET SUR SA VIE PROPRE, 3 e édition, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Bibliothèque française de philosophie», 1930,
LE SONGE DE DESCARTES, suivi de quelques essais, Paris, éditions R.-A. Corrêa, 1932.
DISTINGUER POUR UNIR OU LES DEGRÉS DU SAVOIR, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Bibliothèque française de philosophie », 3 e série, 1932.
DE LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Questions disputées » 9, 1933.
SOME REFLECTIONS ON CULTURE AND LIBERTY, Chicago, The University of Chicago Press, 1933.
DU RÉGIME TEMPOREL ET DE LA LIBERTÉ, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Questions disputées » 11, 1933.
ÉLÉMENTS DE PHILOSOPHIE II : L’ordre des concepts, I. – Petite logique (Logique formelle), Paris, Pierre Téqui, 1933.
POUR LE BIEN COMMUN, Les Responsabilités du chrétien et le moment présent, 32 pages, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, 1934.
SEPT LEÇONS SUR L’ÊTRE et les premiers principes de la raison spéculative, Paris, Pierre Téqui, « Cours et Documents de philosophie», 1934.
FRONTIÈRES DE LA POÉSIE et autres essais, Paris, Louis Rouart et Fils, 1935.
LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE : Essai critique sur ses frontières et son objet, Paris, Pierre Téqui, « Cours et Documents de phi losophie», 1935.
PROBLEMAS ESPIRITUALES Y TEMPORALES DE UNA NUEVA CRISTIANDAD, Madrid, Signo, « Cursos de la Universidad Internacio nal de Verano en Santander», 1935.
SCIENCE ET SAGESSE, suivi d’éclaircissements sur la philosophie morale, Paris, Labergerie, 1935.
LETTRE SUR L’INDÉPENDANCE, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Courrier des Îles », 1935.
HUMANISME INTÉGRAL. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Paris, Fernand Aubier, Éditions Montaigne, 1936.
DU RÉGIME TEMPOREL ET DE LA LIBERTÉ, 2 e édition revue et corrigée, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Questions disputées» 1 1, 1937.
LES JUIFS PARMI LES NATIONS, Paris, Les Éditions du Cerf, 1938.
SITUATION DE LA POÉSIE par Jacques et Raïssa Maritain, Paris, Desclée de Brôuwer & Cie, « Courrier des Îles » 12, 1938.
QUESTIONS DE CONSCIENCE, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Questions disputées » 21, 1938.
LE CRÉPUSCULE DE LA CIVILISATION, Paris, Éditions Les Nouvelles Lettres, « Avènement » 2, 1939.
QUATRE ESSAIS sh L’ESPRIT DANS SA CONDITION CHARNELLE, Paris, Desclée de Brouwer & Cie, « Bibliothèque française de philosophie», 3 e série, 1939.
LA PERSONNE HUMAINE ET LA SOCIÉTÉ, Paris, Desclée de Brouwer, 1939.
A CHRISTIAN LOOK AT THE JEWISH QUESTION, New York-Toronto, Longmans, Green and Co, 1939.
DE LA JUSTICE POLITIQUE. Notes sur la présente guerre, Paris, Plon, « Présences », 3 e série, 1940.
À TRAVERS LE DÉSASTRE, New York, Éditions de la Maison française, « Voix de France » 4, 1941.
LA PENSÉE DE SAINT PAUL, textes choisis et présentés par l’auteur, New York, Éditions de la Maison française, 1941.
CONFESSION DE FOI, New York, Éditions de la Maison française, 1941.
RANSOMING THE TIME. Traduction anglaise par Harry Lorin Binsse, New York, Charles Scribner’s Sons, 1941.
LE CRÉPUSCULE DE LA CIVILISATION, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1941.
LES DROITS DE L’HOMME ET LA LOI NATURELLE, New York, Éditions de la Maison française, « Civilisation », 1942.
SAINT THOMAS AND THE PROBLEM OF EVIL, Milwaukee, Marquette University Press, « The Aquinas Lecture », 1942.
CHRISTIANISME ET DÉMOCRATIE, New York, Éditions de la Maison française, « Civilisation » 4, 1943.
EDUCATION AT THE CROSSROADS, New Haven : Yale University Press ; et Londres, Humphrey Milford : Oxford University Press; « The Terry Lectures », 1943.
SORT DE L’HOMME, Neuchâtel, Éditions de La Baconnière, « Les Cahiers du Rhône », série blanche XVII, 1943.
THE TWILIGHT OF CIVILIZATION. Traduction anglaise par Lionel Landry. New York, Sheed & Ward, 1943.
DE BERGSON À THOMAS D’AQUIN. Essais de métaphysique et de morale, New York, Éditions de la Maison française, 1944.
PRINCIPES D’UNE POLITIQUE HUMANISTE, New York, Éditions de la Maison française, 1944.
À TRAVÉRS LA VICTOIRE, Paris, Paul Hartmann, 1945. Fribourg Paris, Egloff et LUF.
MESSAGES (1941-1944), New York, Éditions de la Maison française, « Civilisation » 8, 1945.
POUR LA JUSTICE, Articles et discours (1940-1945), New York, Éditions de la Maison française, 1945.
COURT TRAITÉ DE L’EXISTENCE ET DE L’EXISTANT, Paris, Paul Hartmann.
LA VOIX DE LA PAIX, Mexico, Librairie française, 1947.
LA PERSONNE ET LE BIEN COMMUN, Paris, Desclée de Brouwer, 1947.
LA SIGNIFICATION DE L’ATHÉISME CONTEMPORAIN, Paris, Desclée de Brouwer, 1949.
L’HOMME ET L’ÉTAT, Paris, PUF, 1953.
NEUF LEÇONS SUR LES NOTIONS PREMIÈRES DE LA PHILOSOPHIE MORALE, Paris, Téqui, 1951.
APPROCHES DE DIEU, Paris, Alsatia, 1953.
L’INTUITION CRÉATRICE DANS L’ART ET DANS LA POÉSIE, Paris, Desclée de Brouwer, 1956.
POUR UNE PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE, Paris, Le Seuil, 1959.
RÉFLEXIONS SUR L’AMÉRIQUE, Paris, Fayard, 1959.
LE PHILOSOPHE DANS LA CITÉ, Paris, Alsatia, 1960. LA PHILOSOPHIE MORALE, Paris, Gallimard, 1960.
A l’extrême fin de sa vie, il revêt l’habit des Petits Frères. En quête jusqu’au bout de filiations nouvelles, de départs impromptus…
in Jean—Luc Barré, op. cit.