A la recherche de Pier Paolo Pasolini

INTRODUCTION : Si je pars, dans cet exposé, à la recherche d’un homme qui s’appelait Pier Paolo Pasolini c’est parce que je suis de ces jeunes des années 60, du siècle d’avant et je connaissais, alors, seulement deux aspects de lui : le cinéaste et l’objet de tant de polémiques dues à ce qui était encore considéré comme une transgression, son homosexualité avouée, assumée, analysée dans ses films. Cependant, Pasolini fut aussi ce  poète, cet homme de lettres qui écrivit romans, nouvelles, pièces de théâtre, essais, articles dans les journaux, acteur, tout autant que le réalisateur italien né sous le Fascisme, adulte sous les années de développement économique de l’Italie, marxiste répudié par le Parti communiste italien, mort assassiné, abandonné, dans une époque qu’il appelait « néofascisme », ou fascisme de la consommation capitaliste, le fascisme de la soi-disant culture de masse, ce fascisme qui reniait, d’après lui, tout ce qui faisait la profondeur de l’Italie, notamment ses dialectes, ses caractéristiques individuelles d’approche de la vie, son esprit encore vivant de cités-états. Ainsi, mon regard dans ce passé si proche et déjà ailleurs repose sur mon propre vécu des années internationales de Pasolini, les années 1960, quand son cinéma était loué par les jeunes de mon âge, quand nous le comparions à Sartre pour sa popularité et ses idées civiles, quand nous l’écoutions parler sur le langage dans les traces de Roland Barthes, et monter ses films comparables dans leur technique et objectif d’art à ceux de Godard, sans l’imiter cependant. Je ne sais pas si je peux parler d’une nostalgie dans ma réflexion en rétrospective. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un sentiment d’ignorance à rattraper : si j’étais frappée par les films des années 60, le poète Pasolini était éloigné de mon regard car Pasolini a fait le chemin inverse du mien dans mon intérêt pour lui: il est allé du mot écrit au mot filmé, du texte au regard, dans sa recherche sans fin de la réalité, une réalité qui est quelque part au-delà du texte, de la parole, du regard, mais qui les englobe tous, une réalité « globale »  dirions-nous aujourd’hui, ou, peut-être, une réalité augmentée. Cette réalité est augmentée par son mystère : en effet, la réalité que recherchait Pasolini est celle que l’on perçoit, sans pouvoir la définir clairement, dans toute notre personne, ce trou noir des astrophysiciens qui renferme toute l’explication de l’univers. Ce quelque part où se niche -se cache- cette vérité, cette réalité pour reprendre le terme de Pasolini est, selon lui, au creux de notre culture collective, c‘est-à-dire, au creux de notre culture elle-même née dans notre histoire et qui la parcourt. Notre passé est riche et porteur de la structure et de la vérité de cette réalité. Nous allons donc examiner, au cours de cet exposé, la démarche même de Pier Paolo Pasolini au creux de son art -et de ses rencontres- pour cerner la réalité telle qu’il la pressentait : de sa poésie intimiste et symbolique, aux films engagés, tourmentés, désillusionnés dans lesquels il a pu voir les fleurs du mal de son temps, de notre temps… Nous allons tenter de cheminer sur les traces de l’homme Pasolini…

Nous irons donc de l’enfance à la mort : le Frioul, le tour d’Italie au bord du sable, Rome et Rome, les rencontres intellectuelles, la recherche de la réalité dans l’image qu’il voulait totale, globale, et sa bataille pour achever sa course « en vérité ». Mais nous comprenons déjà que les lieux sont importants pour le rechercher. Il nous faut donc commencer par le Frioul…

ENFANCE ET JEUNESSE :

            Le Frioul : Ce n’est pas sa terre natale, mais sa terre de l’enfance en vacances puis de jeune adulte. Ce Frioul qu’il a tant aimé était la terre d’origine de sa mère, institutrice, qui venait d’une famille paysanne. Cette terre que je dirais « maternelle » est devenue sa terre première, le paysage primitif, le décor essentiel d’une nature perdue. Le borgate de Rome ne remplaceront jamais cette région, bien qu’il ait pensé, après 1968, que l’Italie avait perdu le sens de ces langues d’origine, que celle-ci soient sociale ou romantique, c’est-à-dire des langues liées à des rêves d’avenir et de réalité comme le fut celle du Fioul, le frioulan…

Son père, Carlo Alberto Pasolini était un officier de carrière. D’origine noble, il était un flambeur qui a rapidement dilapidé la fortune familiale. Il a entraîné sa famille dans des lieux différents, au gré des garnisons. En effet, Pier Paolo, né à Bologne le 3 mars 1922, connaîtra le Frioul d’abord pendant les vacances scolaires qu’il passait à Casarsa, une petite bourgade paysanne. A part les joies de tout enfant ou adolescent liées à la liberté de la vie à la campagne, à part les liens de sa mère avec cette région, on peut se demander légitimement quels sont les éléments intrinsèques à cette région qui ont marqué ou ont été en accord avec la personnalité du poète qu’il fut d’abord, et en accord avec la direction des thèmes que prirent ses films ensuite. Bien sûr, l’histoire tourmentée de cette partie du nord-est de l’Italie a sans doute joué un rôle, dans l’inconscient ou la conscience de Pasolini, bien que sûrement inconsciemment jusqu’à l’âge de 17 ans. 

Il nous faut garder en mémoire que, à l’époque de son enfance, le Frioul venait juste d’être rattaché à l’Italie après la guerre de 14-18. Située au bord du golfe de la mer Adriatique, cette région montagneuse est bordée par la Vénétie à l’ouest, la Yougoslavie de Tito à l’est, et l’Autriche au nord. De leur passé sous l’influence de l’Empire austro-hongrois, et plus loin encore dans le temps en commençant par Frédéric Barberousse (1122- 1152), les Frioulans ont gardé l’allemand comme langue principale, et le frioulan comme langue que je dirais culturelle ou primitive au sens sociologique du terme. Cet aspect linguistique de la communauté est d’ailleurs d’une importance capitale, selon mon point de vue, pour Pasolini, qui sera toujours à la recherche de ce que j’appellerai « l’essentiel dans l’individu », cet essentiel que Pasolini a peut-être appelé « la réalité » de chacun, le creux de l’être et donc de l’environnement sous toutes ses formes.  Au cours des siècles, les langues parlées en Frioul ont été liées à l’histoire de la domination : allemand, vénitien, peut-être un peu le russe avec l’occupation des quelques 50.000 cosaques auxquels Hitler avait promis l’établissement d’un état cosaque indépendant, et le frioulan toujours utilisé de nos jours. Né sous le Fascisme, si Pasolini, dans sa jeunesse, entendait, par conséquent, parler l’italien imposé par l’Etat fasciste dans le cadre du processus d’assimilation qui imposait même l’italianisation des noms de famille, nous ne devons pas oublier l’éphémère République libre de Carnia instaurée par les partisans après 1943, donnant sans doute la priorité à la langue frioulane.

Un autre facteur dans le choix de Pasolini d’étudier, à l’âge de 17 ans, le Frioulan, est peut-être une opposition à son père qui évidemment ne le parlait pas, et une tendresse envers sa mère dont les racines étaient dans cette région bien qu’elle non plus ne parlât pas cette langue mais plutôt un dialecte vénitien. Aujourd’hui encore le Frioul montre une certaine diversité linguistique grâce à une minorité vénète autour des lagunes, une zone slovénophone à l’est dans les vallées du Torre et du Natisone.

De nos jours, le frioulan est une langue qui comporte de nombreuses variantes, et son écriture varie suivant les éditeurs des dictionnaires. L’arrivée d’internet semble, cependant, unifier et simplifier la graphie comme on peut le voir dans les journaux et blogs en frioulan. Mais est-ce à dire que Pasolini contribua à la survie effective de cette langue ? Sans doute car l’écriture d’une langue la fixe, et son usage en poésie la glorifie.

Cependant, le choix de Pasolini du frioulan dans ses premiers écrits de poète était important pour plus d’une raison. Au niveau personnel, je dois insister sur son attachement à cette région qui avait un ancien art de vivre que Pasolini voyait un peu comme un âge d’or, vivant un christianisme rural et mystique. En fait, l’intimité de Pasolini avec ce monde paysan était aussi pénétrée de nostalgie de cette langue qui, avant l’influence du vénitien et autres, avait surgi de sources antiques, une nostalgie aussi des liturgies religieuses emplies de charité. En effet, l’éducation du poète Pasolini développera en lui la nostalgie des civilisations passées, une nostalgie multifacettes qui s’enfoncera de plus en plus dans le temps, et dans les lieux, en se construisant  aussi de composants linguistiques et idéologiques : en effet, le désir qu’il ressentait pour les dialectes et les civilisations passés était  l’envers d’une crise linguistique et culturelle dont il fit l’expérience dans sa propre civilisation, « une civilisation qui a atteint un niveau de crise linguistique, une désolation et une violence tel que l’a exprimé Rimbaud dans son ‘je ne sais plus parler ‘ » comme Pasolini le dit dans son livre Passione e ideologia, publié en 1960, puis de nouveau en 1977. Il me faut préciser que l’attraction de Pasolini pour le Frioulan est vivante pendant toute sa vie d’adulte par son intérêt pour la philologie et la linguistique. En effet, il aida en 1945, à la création d’une organisation dédiée à l’étude de la langue frioulane, l’Academiuta di Lenga Furlana. Cependant, son amour pour les poètes symbolistes et surtout Rimbaud, était probablement le plus important et le choix d’un dialecte très distinct de l’italien, dialecte qui réclamait beaucoup d’attention linguistique, en fait signifiait, sans doute, pour Pasolini, une approche du langage absolu de la poésie. En considérant sa décision d’écrire en dialecte comme le sommet de l’hermétisme, de l’obscurité, du refus de communiquer superficiellement, Pasolini remarqua qu’il avait appris le frioulan comme un acte mystique, un peu comme les poètes félibres provençaux. En effet, à l’époque où Pasolini apprit le frioulan, l’hermétisme était en vogue en Italie, poésie dans les auteurs utilisaient des analogies pour représenter la condition tragique de l’existence humaine et se libérer du vocabulaire fasciste. Les objectifs de Pasolini seront toujours ceux-ci.

Mais ce choix du Frioulan soulignait aussi le lien entre politique et culture, lien que Pasolini examinera aussi toute sa vie. En fait, ce lien allait devenir une des caractéristiques de son œuvre totale. En effet, choisir le frioulan avait déjà, pour l’auteur, des ramifications politiques et sociales car ce choix était une provocation pour le Fascisme qui ne voulait pas voir la vie réelle des régions, vie qu’il voulait cacher, escamoter car la culture était suspecte pour le régime. En fait, la sensibilité littéraire de Pasolini forma et refléta sa prise de conscience politique, comme il le dit à Oswald Stack au cours d’une interview dans Pasolini on Pasolini publié en 1969.

Mais ces poésies en frioulan ont aussi un goût freudien que l’on trouve dans son recueil Poésies à Casarsa dédicacées à son père, un Fasciste, qui, probablement a été heurté par ces écrits. Cependant, Carlo Pasolini se montra fier de ce livre.

Une autre conséquence de ce choix linguistique dans ces années-là est le rapprochement qu’il permit avec les paysans et leurs problèmes dans une existence difficile. Pasolini comprit alors que leur vie était bien différente de la sienne, ce qui développa sa conscience de classe, sa conscience d’appartenir à la bourgeoisie. D’ailleurs assez rapidement ses descriptions des paysans prirent une couleur populiste, un halo sentimental d’un christianisme romantique, une couleur socialiste qui devint une forme de socialisme concret. En fait, son usage du dialecte devint de plus en plus politique plus qu’esthétique, ainsi qu’il le reconnaît lui-même et que le montre son adhésion à un groupe dévoué à l’établissement d’un Frioul autonome. Dans le même temps, il joignit le Parti Communiste, dans la section de Casarsa, en 1948, bien que le Parti ne soit pas en faveur de l’autonomie de la région. Cette apparente contradiction souligne l’ambiguïté de la relation de Pasolini avec le communisme : il se sentait proche de celui-ci par son approche sociale, approche soutenue par l’étude de la culture, tout en se sentant profondément italien. On peut donc penser que l’étude et l’usage littéraire du frioulan furent, en somme, un outil de recherche de ses propres racines qu’il comprenait multiples. Ainsi, à l’histoire du pays s’ajoutait ses racines catholiques, et les premiers articles qu’il publia à ce moment-là (1948) le furent dans des journaux catholiques. Il expliqua cet apparent dilemme en soulignant qu’aux racines du communisme d’une bourgeoisie il y a toujours une impulsion éthique, même évangélique.  Ce moment de participer activement à la politique était d’ailleurs bien choisi car 1948 fut l’année des élections que nous savons avoir été décisives et il participa, avec ses camarades, à toute sorte de réunions, lut « Le capital » et Antonio Gramsci, un des fondateurs du parti communiste italien et qu’il allait suivre toute sa vie, notamment dans ses poèmes.

Mais il allait devoir quitter le Frioul en 1950, après avoir été accusé de relations sexuelles sur mineurs, au cours d’une fête de village. Il fut aussi expulsé du parti, empêché d’enseigner dans les écoles publiques et partit pour Rome, chez un oncle, avec sa mère. L’exil. Exil cependant qui lui permit de devenir le réalisateur et l’écrivain, le poète à succès qu’il fut. Nous allons donc maintenant nous attacher à comprendre le poète, car c’est cet art qui fonda son désir pour le cinéma, bien qu’il proclamât, plus tard, qu’il avait voulu devenir réalisateur dès ses études supérieures. 

LE POETE :

La poésie devait être dans les gènes de Pasolini car sa mère était déjà poétesse, bien qu’amateure. Elle avait ce sens littéraire qui influença profondément Pier Paolo. Elle écrivit, d’ailleurs, un sonnet dédié à son fils. Enfin, c’est au cours de ses études au lycée de Bologne qu’il fut profondément influencé par un de ses professeurs, Antonio Rinaldi, qui lui présenta Rimbaud la poésie hermétique. On peut sans doute le qualifier de « poète maudit » comme le furent Rimbaud et Baudelaire, qui l’influencèrent fortement. Du moins est-ce une étiquette qui lui fut donnée au moment de sa mort tragique à Rome en 1975. A 17 ans, il entra à la faculté de Lettres de Bologne où il rencontra des maîtres qui le marquèrent dans toute sa carrière d’artiste : le poète Alfonso Gatti, et le critique d’art Roberto Longhi. Ce dernier orientera fortement son approche de la peinture, surtout sa perception du Moyen Âge et du Rinascimento italiens. On peut trouver cette influence aussi dans les films Décaméron  et L’Evangile selon Saint-Matthieu, et d’autres. Et l’été, il y avait Casarsa et le frioulan. Ces éléments culturels restent donc une strate très souterraine de son inspiration esthétique, mais sont toutefois des éléments constitutifs essentiels de sa sensibilité et de sa sexualité envahissante. Cependant, il ne faut pas oublier que les textes de jeunesse ont un côté intellectuel souligné par un langage cérébral, influencé par des lectures théoriques, poétiques et romanesques. Mais déjà, dans ce développement vers l’âge adulte, Pier Paolo Pasolini pressent l’importance du mot, ces mots échangés par les adultes autour de lui et qu’il épiait quand il était enfant. La parole des autres deviendra donc porteuse, pour l’artiste, de chemin vers la vérité immédiate, pas encore affectée par la représentation, ou du moins ne devrait-elle pas l’être. Cette conscience du pouvoir mystérieux de la parole ne fut pas sans souffrance, une souffrance totale, enveloppante, cosmique. Un sentiment d’échec de la compréhension profonde dont il dira, plus tard, que  Tout échec est un échec total.

La trame de son tissu de poète est aussi dans la différence de l’origine sociale de ses parents, différence qui les divisèrent, mais qui se retrouve dans la vue binaire que Pasolini aura, jusqu’à la fin, du monde. En fait, son amour pour sa mère, que certains critiques qualifient même de monstrueux, signifiait que l’idéalisme de cette dernière, sa foi dans l’héroïsme, la charité, la piété, la générosité ont définitivement formaté les attitudes les plus fondamentales de l’artiste. Il absorba les croyances de sa mère d’une façon presque pathologique, et fut influencé surtout par son respect de l’autorité, un respect aux racines de son conformisme et, peut-être, de son besoin de se rebeller.  Au cœur de ce nœud ambivalent de conformisme et de rébellion se niche, sans doute, son homosexualité, son drame. Car qu’exprime un poète, un artiste, sinon ce qu’il y a de plus profond en lui, point infiniment petit mais seul vrai qui lui apporte joie ou tristesse ? Dans le cas de Pasolini le vécu de son homosexualité a été dramatique, avec l’exception de sa relation avec Ninetto Davoli, relation déçue par le mariage de Ninetto. Il a, en effet, dès ses 20 ans, eu besoin d’expliquer son homosexualité, ce qu’il tentera de faire dans un article publié dans le magazine « Vogue ».  Jusqu’à la fin de sa vie Il ressentira cette vie sexuelle comme une faute, car elle le mettait en marge de la société de cette époque, tout en le poussant à une quête profonde et constante de l’amour Ceux qui comme moi ont eu le destin de ne pas aimer selon la norme finissent par surestimer la question de l’amour…. Mais chez moi la difficulté d’aimer a rendu obsessionnel le besoin d’aimer. … le mal était désormais inoculé, chronique et incurable. (Lettre à son amie Silvana, 1950).

Mais dans sa création d’artiste il y a aussi l’influence de la religion, dont il est conscient de l’importance au niveau profondément culturel, bien qu’il l’ait transformée pour pouvoir en intégrer la spiritualité : Ma religion est d’un genre plutôt atypique : elle n’obéit à aucun modèle. Le catholicisme ne me plaît pas, parce que je n’aime pas les institutions en général. (Entretien avec Jon Halliday in « Pasolini on Pasolini », 1968). D’ailleurs, ses films Teorema et Il Vangelo secondo Matteo ne sont pas des films religieux, mais un questionnement sur le rôle de la parole chrétienne dans nos vies.

Un autre élément de sa création est sa relation avec le parti communiste: d’abord enthousiaste, puis bouleversé par la mort de son jeune frère Guido tué par les communistes yougoslaves, enfin bouleversé par son exclusion du parti en 1950 lors du scandale de Casarsa, Pasolini demeure cependant attiré par le côté social proclamé par le parti. Il admire profondément Gramsci, comme nous l’avons dit, et restera lié à cette idéologie jusqu’à la fin, en dépit de l’évolution du parti communiste italien. (voir « Les cendres de Gramsci »). Mais qui est le poète en tant qu’écrivain, c’est-à-dire son style, sa ligne narrative ?

Son premier recueil publié, Poésie a Casarsa (1942) le fut pendant que son père était prisonnier au Kenya et auquel Pasolini dédiera ce recueil. La première personnalité littéraire à réagir est le philologue Gianfranco Contini dont la recension paraît le 24 avril dans Il corriere ticino, en Suisse, où était publiée cette revue italienne qui avait reculé devant le Fascisme hostile à l’usage des dialectes. Contini utilisera le terme « scandale », qui deviendra générique pour qualifier Pasolini, tant le poète que le réalisateur. Selon Contini, la poésie de Pasolini est unique parmi d’autres œuvres dialectales car elle est vide de toute tonalité nostalgique ou impressionniste afin de souligner l’aspect contemporain, novateur de l’usage que fait l’auteur du frioulan. Poésie narcissique et violente, selon Contini, mais une révolution poétique. Pasolini insiste, dans ces poésies, sur le corps « cette chose ténébreuse mise sous la lumière claire et distincte d’une langue nouvelle » selon Contini. Le poète et ancien professeur de Pasolini, Alfonso Gatto, reconnaît dans ces poésies frioulanes « une pudeur et une ingénuité dignes d’un éloge antique ». Gatto deviendra un des interprètes de Pasolini au cinéma. Cette insistance sur le corps se trouve, d’ailleurs, chez les Parnassiens que Pasolini admirait. Pour lui, l’usage d’une langue nouvelle met le corps, cette chose ténébreuse, sous la lumière claire et distincte. A côté de la poésie, Pasolini écrit dès l’âge de 20 ans des textes théoriques sur cette langue non écrite, écrits dans lesquels on voit qu’il est déjà lui-même. En effet, il définit ce qu’il appellera le « positionnement civil des intellectuels » qui deviendra plus tard son idée du « poète civil ». Pasolini entendait par cette expression l’utilité, pour la nation, de l’intellectuel tout en récusant toute utilisation propagandiste. Moravia rappellera ce concept le jour de l’enterrement de Pasolini au Campo de’ Fiori. On voit donc que, déjà, à 20 ans, Pasolini passait de principes théoriques à des éclairs intimistes tant dans ses poésies que dans sa prose : en fait, toute sa vie privée pouvait passer au premier plan parce qu’elle était représentative d’une situation générale de l’époque. C’est déjà la recherche d’une réalité qu’il sent profonde et cachée sous les strates de la représentation avec les thèmes récurrents de la séparation, la mère, le père, l’amitié, la voix que l’on surprend à son insu… Le lecteur perçoit ce ton qui sera le sien plus tard : ironie, attaques frontales, prises de position subjectives, culture polymorphe, engagement personnel, comparaisons inattendues, fragments analytiques, envolées lyriques, dissection sèche, métaphores visuelles, etc. (de Ceccatty). Tout ceci nécessite une libération dans l’usage des genres littéraires, c’est-dire- l’usage de « l’évocation poétique dans tout récit ». Certes, à partir de son exil à Rome, Pasolini fait l’expérience de la solitude, de l’absence d’amitié. Mais il recherche aussi sa voix de poète afin de satisfaire l’infinité de ses élans nostalgiques pour une terre éternellement perdue. Cependant, il va être confronté à d’innombrables difficultés afin de ne pas être maintenu dans le rôle d’un poète régional. Ces difficultés sont liées à la réception de son œuvre, qu’elle soit écrite ou visuelle, car chaque opus est source de division parmi les lecteurs, les critiques et le public. A cela s’ajoute son homosexualité qui devient notoire et malfamée.

ROME :

A Rome, il fréquente (découvre) les banlieues misérables de la périphérie, les « borgate » peuplées de migrants venus du sud à la recherche d’une vie meilleure dans la grande ville. En eux, Pasolini découvre une autre langue, une espèce de dialecte fait de leur parler maternel et de l’Italien standard, du moins romain. Ce contact social et linguistique lui permet de comprendre le lien entre la langue et les circonstances socio-économiques. Il précise « Ma poétique narrative consiste à attacher l’attention sur les données immédiates… parce qu’elles trouvent leur situation dans une structure et une durée idéale qui coïncide du reste avec le contenu moral du roman. » De ces contacts avec le peuple des « borgate » il publie, en 1955, son premier roman « Ragazzi di vita » qui suit la vie d’un groupe de jeunes miséreux à la recherche du bonheur au quotidien, en fait à l’heure. Le langage employé par l’auteur est celui des garçons, un mélange de dialectes et d’argot, de romanesco, un code du groupe en quelque sorte. La critique du moment a été dans son ensemble très négative alors que le livre a connu un succès public immédiat. Aussi intéressant que cela puisse paraître, mais les raisons sont réelles, ce sont surtout les critiques communistes qui se déchaînent et lancent des insinuations sur le goût morbide de l’écrivain qui met en valeur le sale, l’abject, le décomposé et le trouble. Ces remarques en fait sont en accord avec l’éviction de Pasolini du parti après le scandale de Casarsa, qui est à l’origine de l’exil à Rome. En effet, la gauche en général reproche à l’auteur son « délire irréaliste et complaisant dans le sexuel et l’abjection. » La droite n’est pas en retrait car elle critique le livre pour son « obscénité inacceptable. » Cependant, dans son livre, Pasolini cherche à faire vivre un monde que je dirais intégral en ne traduisant pas le langage des personnages afin de le rendre facile à lire, en ne commentant pas les situations réelles des ragazzi dans la vie de leur quartier et dans leur vie. L’auteur traduit un autre monde que le monde soit qui est, soit qui est désiré par le public. Ce monde est à la périphérie de la cité et des mondes acceptables de la ville. Il représente en lui-même une entité géographique. Ungaretti dit, à propos de l’écrivain Pasolini : C’est la libre tâche d’un romancier que de représenter la réalité telle qu’elle est. On ne peut pas demander à un écrivain d’avoir conscience de devoir faire l’autruche, ou, pis, de faire l’hypocrite devant les plaies sociales exigeant d’autant plus d’être dénoncées que ce sont des adolescents et des enfants qui en sont les victimes les plus gravement atteintes… Il a également eu le mérite de toujours élever sa narration à un haut degré de poésie. Comme dans les films de Fellini et ses premiers films « Attaccone » et « Mamma Roma », Pasolini fait dans ce livre un travail de peintre impressionniste : des touches juxtaposées tant dans les nouvelles que dans les films, d’ailleurs, où son style est souvent décrit comme lacunaire. En fait, ce livre montre une grande cohérence dans la réflexion sur la langue poétique et le rôle civil de l’écrivain. Cependant, c’est la première fois qu’un romancier, depuis le Fascisme, réveille en Italie des envies de censure. Pasolini a eu la hardiesse de sauter d’une narration intimiste torturée, tournée vers lui-même comme dans les poèmes frioulans, à une narration plus objective, celle de laquelle, du reste, il finira par aspirer dans le cinéma où l’écrit s’enrichit du regard, devient regard par l’intermédiaire de l’œil de la caméra.

C’est aussi dans les années 50 que Pasolini va se tourner vers le cinéma, sans pour autant abandonner l’écrit qui deviendra souvent théorique ou des explications de ses objectifs dans les films.

Quand il arrive au 7ème art le cinéma n’est pas un monde extérieur à Pasolini. Dans une interview des années 60 il déclarera qu’il avait envisagé, après le lycée, d’entreprendre des études cinématographiques. En effet, dans les années 1950, il collabore à plusieurs scénarios surtout avec Fellini. De ces collaborations deux raisons l’ont fortement poussé à la réalisation cinématographique : la modification de ses scénarios par Fellini et Visconti d’une part ; d’autre part, l’idée que le langage du cinéma est plus total que le langage écrit car il offre un contact moins filtré avec son public qui aura une compréhension plus immédiate des images d’un film que des pages d’un livre. Selon lui, écrire un livre ou un poème et diriger un film sont des expériences analogues : en fait, ses nouvelles reflètent son amour pour le cinéma, surtout pour des réalisateurs comme Chaplin, Dreyer ou Einsenstein, et ses œuvres écrites contiennent une grande quantité d’éléments cinématographiques. D’autre part, il était convaincu que ses films étaient des poèmes, ce qui est sans doute discutable dans notre lecture du 21e siècle.  Si ses romans sont dans la lignée de Joyce, Verga et Gadda, ses films seront, pour la plupart, dans la lignée de Godard et de Truffaut, ce qui explique en partie sa grande popularité parmi le jeune public avant-garde en France.

LE CINEMA :

Mais d’autres raisons plus fondamentales l’ont attiré vers le cinéma. Il était convaincu que son désir de faire des films reflétait un besoin d’échapper à son obsession de la recherche de la vérité unique en expérimentant et adoptant des techniques nouvelles et innovantes. Dans le cas du cinéma cette technique innovative avait deux aspects importants : l’un était historique car à la fin des années 50 Pasolini sentait qu’il avait atteint une impasse culturelle et idéologique en littérature ; l’autre aspect était profondément existentialiste car il pensa toujours que le cinéma lui permettrait de s’approcher dans la vérité de la réalité grâce à l’apparente totalité de son langage. Il croyait, en fait, que le cinéma lui permettrait de comprendre la vie plus complètement : il dit lui-même que le cinéma lui a permis de garder un contact avec la réalité en se l’appropriant, en la vivant dans sa recréation. Le cinéma était un contact physique, proche de la sensualité. En fait, ses films expriment des impulsions profondes. Il faut souligner que son choix, en tant qu’écrivain, de se tourner vers le cinéma était unique à cette époque, d’autant plus que cet art était un médium dont les origines et l’évolution étaient industrielles, ce qui est une contradiction apparente avec les convictions sociales et politiques de Pasolini. Mais les films de Pasolini ne peuvent pas être séparés de son corpus ni de la scène intellectuelle et artistique de l’Europe à cette époque, scène où il était devenu un personnage important.

Son premier film est « Accattone », film non dépourvu de pathos obtenu par des moyens violents, secs, brutaux dans le contraste de la bande son et des images, de la langue dialectale utilisée. Le film sortit en 1961 et dès sa sortie il devint source de controverses encore plus grande que les écrits de l’auteur. Les années 60 étaient en Italie des années de renouveau économique, par conséquent ce film dont les personnages étaient des habitants de la périphérie misérable de Rome mettait le public mal à l’aise devant une situation qu’il ne voulait voir qu’enfouie dans le passé. Les Italiens voulaient penser que cette période de pauvreté aigüe était du passé. Mais comme le souligna Pasolini : Que pouvais-je faire de ces 20 millions de sous-prolétaires ? Cependant, les films produits dans les premières années de 1960 en Italie prouvaient que les questions sociales n’avaient pas du tout disparu. Ce premier film, « Accattone » (1961) avoue un ennui un peu existentiel par lequel Pasolini souligne les chaînes économiques et sociales qui lient désespérément les protagonistes, qui ne protestent même pas. Il y a une fatalité dans ce film et dans le suivant, « Mamma Roma » (1962), plus lié à la mort, fatalité qui transparaît d’ailleurs dans tous ses films. Le spectateur trouve déjà dans ces deux œuvres un sentiment de culpabilité et de péché qui survivra dans tous ses films car ils sont tous teintés de sainteté et de martyres. A propos de ces films, les termes « sacré » et « religieux » sont importants : derrière l’antinaturalisme de Pasolini on trouve un désir de changer le monde social et historique des néoréalistes en un monde qui s’ouvre sur le sacré, le mythe, l’épique. Il croyait que seules les cultures préhistoriques comme le sous prolétariat pouvaient atteindre le mythe ou le sens de l’épique. Et ces cultures avaient disparu du monde contemporain. En fait, il pensait que les éléments actifs dans les misérables, les pauvres, sont toujours purs…

Plus encore, dans tous ses films Pasolini montrera sa foi dans les ressources pédagogiques des moyens esthétiques utilisés car il voit dans le cinéma une fonction particulière : un témoignage social, politique, culturel et un geste de sacralisation du réel dans une esthétique de la transfiguration. Cet objectif pédagogique, qui est part entière de ses écrits, en s’appuyant sur ce témoignage social, politique et culturel fait que ses films, produits hors circuit, rencontreront un succès public énorme.

Ces thèmes cinématographiques pourraient nous faire croire qu’après tout Pasolini était dans le courant du néoréalisme italien de l’après-guerre. En effet, il a eu comme mentor Fellini qui a eu le temps d’apprécier sa grande intelligence. Cependant, Pasolini était convaincu qu’en dépit de son opposition à la littérature hermétique des années Fascistes le cinéma a devancé la littérature, mais ceci n’empêchait pas le cinéma néoréaliste d’être, d’après lui, une autre expression de la culture bourgeoise. En effet, le néoréalisme ne pouvait éviter deux facteurs intrinsèques : la faiblesse, sinon l’absence, d’une base de masse, et son refus de créer un nouveau langage, ce que voulait ou rêvait Pasolini. Selon lui, le néoréalisme au cinéma réadoptait un matériau linguistique non seulement passé mais sur le point de disparaître. Ceci signifiait que le néoréalisme avait retrouvé le langage développé pendant la période pré – Fasciste. Pasolini pensait que le néoréalisme était la proie des restes irrationnels de la culture passée, qui transpire dans le Marxisme lui-même. Donc il pose une question fondamentale : quels langages sont possibles pour l’écrivain comme pour le cinéaste contemporain comme lui-même qui doivent rejeter ces courants littéraires et autres à cause de l’idéologie qu’ils traduisent ? Le créateur est donc dans une trappe, et ne peut qu’être témoin. Nous avons ici une tension à laquelle n’échappera pas Pasolini, lui qui était déchiré entre son héritage bourgeois et son désir d’une nouvelle perspective dans le futur. Cette tension sous-tend le ton très spécial des œuvres de Pasolini et elle est très présente dans ses premiers films, dans lesquels les milieux néoréalistes et les inquiétudes sociales sont filtrés par une sensibilité religieuse et profondément fataliste. Mais il reconnaît lui-même que cette tension, ce combat, a peut-être permis la naissance d’une nouvelle stylistique.

En effet, bien que ses films soient lacunaires en ce sens que le réalisateur va d’une scène essentielle à une autre sans lien évident, le monde qu’il présente est très contrôlé et organisé : événements et personnages sont liés malgré des scènes souvent sans transition, où seuls les moments importants sont enregistrés, gardés en pellicule. En fait, si on veut rechercher l’élément dominant dans les films de Pasolini, ce sera sans doute son aversion pour l’illusion du réalisme qui se niche au cœur du néoréalisme. Par conséquent son évitement du naturalisme était absolument conscient et délibéré. Il parle même de son amour fétichiste pour les objets du monde qui l’empêchent de les trouver naturels. Donc la caméra s’attarde, mystérieusement, sur des fragments isolés de la réalité. Tout est vu d’une façon déconnectée, déjointée. Par exemple, les personnages sont filmés soit en premier plan soit en plan américain ce qui les amènent à parler dans la caméra de façon très peu naturelle, et même abrupte. Le monde de Pasolini est un monde où les événements banals sont bannis et où les personnages sont capturés dans des moments de crises dans lesquels la vie et l’âme sont en jeu. C’est pour cela que Pasolini appela des acteurs non professionnels, à quelques exceptions près, parce que leur jeu ne paraissait pas réel, réaliste. La présence de ces acteurs non professionnels signifie que les effets de cinéma sont créés plus par les moyens que par le jeu des acteurs. Ainsi les acteurs deviennent des fragments de réalité qui peuvent être manipulés. Ceci empêchait les acteurs d’ajouter quelque chose de personnel. En effet, Pasolini disait qu’il attachait beaucoup d’importance à la révision de ses films afin que peu de chose reste d’un style personnel des acteurs.

Le langage cinématographique de Pasolini comportait un autre élément très important, la musique car pour lui, la musique transforme le sens des images. Par exemple, l’utilisation de Bach dans Accattone rend les spectateurs conscients qu’ils sont en train de voir une scène épique qui inclut le sacré et le religieux dans un combat de rue sordide.

Tout ceci fait que les premiers films de Pasolini dans les années 60 ont été vus comme hors du temps car son sous prolétariat mythique avait peu de chose à voir avec les personnages aliénés et riches des films d’ Antonioni et de Fellini. Apparemment peu de comparaison aussi avec le cinéma « Nouvelle vague » en France qui recherche la complicité de l’audience. Bien que Pasolini soit comme Godard un homme de grande culture. Mais le cinéma de Pasolini est peuplé d’éléments très divers pris dans des secteurs culturels très divers : les dialectes, la poésie populaire, la musique classique ou populaire, les références à la peinture et à l’architecture. Ce style énorme prit bien des formes mais incluait toujours une méditation non seulement sur la culture et le style mais aussi sur le cinéma. En fait, Pasolini transgressait les codes spécifiques du cinéma, tout autant que ses règles et conventions. Ses films demandent à être lus et déchiffrés ce qui rend l’interprétation parfois impossible.

Le cheminement de Pasolini dans ses choix de sujets vient aussi de ses désillusions de la politique en Italie. Il souffrit de la disparition de sa mission sociale due au boom économique de ces années-là. Ce boom rendit les travailleurs vulnérables à l’illusion de la consommation capitaliste. Il dit lui-même : « on est à un moment historique zéro, marqué par la fin d’un moment et le début d’un autre moment historique. » En fait, une transformation existentielle amère est exprimée dans ses films de ces années-là. Dans L’Evangile selon saint Matthieu Pasolini montre qu’il est déchiré entre un désir d’une justice sociale et la conscience amère que l’âge de l’espérance révolutionnaire, du rôle de l’intellectuel, n’est plus. Mais il garde la conviction que le cinéma était plus concret, plus proche de la réalité que la littérature et qu’il pouvait, par ce medium, appréhender le réel d’une façon totale. Il a un désir latent et puissant d’aller au-delà de l’écran ou du voile posés par les différentes représentations du Christ dans « L’Evangile » de façon à saisir directement, sans entrave, la réalité du Christ. Ce thème de la réalité est sans doute issu d’impulsions qui amenèrent Pasolini à changer dramatiquement de direction dans les films suivants. En effet, La rabbia (1963) et Comizi d’amore (1964), deux documentaires, représentent ce changement dialectal qui allait ponctuer sa carrière. Ces deux films se tournent vers le monde de l’idéologie, le monde des mœurs sociales, politiques et historiques. Cependant, Pasolini n’était pas prêt à renoncer à son penchant pour des expériences stylistiques. Et bien que les violons d’Albinoni (Adagio) accompagnent des scènes de violence, de dévastation, de guerre, de souffrance totale et de torture, les images politiques de La rabbia sont ponctuées par celles de nombreux mondes de culture, suggérant ainsi le côté inséparable des deux royaumes. En fait, l’intensité des émotions de Pasolini devant ces paysages historiques et tragiques associés au Christ sont un facteur important dans sa décision de faire un film sur l’Evangile de Matthieu. De plus, la sensibilité profondément religieuse de Pasolini nourrie par son désir d’une alliance entre marxisme et christianité, ajouté à l’émergence d’un Parti communiste moins rigide à cette époque, coïncidait avec l’élection du pape Jean XXIII, pape compassionné et conscient de la situation sociale. En effet, Pasolini croyait sincèrement qu’au niveau le plus profond, Marxisme et christianité avaient de vraies affinités. Enfin, il nous faut souligner que Pasolini non seulement souligne mais aussi crée des analogies importantes entre le monde contemporain et le monde du Christ. Et ces analogies sont au cœur du film Il Vangelo. Mais les films de Pasolini sont aussi des analyses de mythe, l’autre côté du réalisme.

Disons tout de suite que la critique que faisait Pasolini de la bourgeoisie trouvait ses sources dans une profonde haine qu’il avait de lui-même, lui qui ne pouvait pas échapper à ce milieu. Il reconnaissait qu’il était lui aussi un petit-bourgeois, un petit-bourgeois intellectuel, de surcroît un marxiste. Cette situation lui était particulièrement pénible et même douloureuse, et génératrice d’une tension exprimée dans une ironie froide et sauvage qui se reflète dans ses films suivants, en particulier dans Teorema.

La nature formelle et abstraite de ce film est implicite dans son titre lui-même puisqu’un théorème montre une sorte de problème logique ou mathématique avec ses prémices, permutations et conclusions. Et, comme un théorème, le film très elliptique de Pasolini est précisément divisé en différentes parties et mouvements structurés autour d’un mystérieux étranger, visiteur inattendu. La première indication de la symbolique et du caractère religieux du théorème est une sorte d’annonciation que Pasolini décrit ainsi : « Un personnage mystérieux, l’amour divin, arrive dans une famille bourgeoise. C’est l’intrusion de la métaphysique et de l’authentique qui détruit et révolutionne une existence qui est entièrement inauthentique… », une rencontre scandaleuse qui détruit toutes les sécurités que chaque membre de la famille avait créées autour d’eux, d’elles. Après les rencontres sexuelles que chacun vit, un second télégramme annonce le départ de l’étranger et entraîne une nouvelle narration : le père erre dans le désert en soulevant la question essentielle du film : Quel est le plus important ? La nudité du monde de la raison -ou la religion, cette fécondité méprisée que l’histoire a laissé dans le passé ? Question qui touche au contraste fondamental entre présent et passé, contraste qui obsédait Pasolini qui soutenait, avec raison, que les civilisations précédentes n’ont pas disparu mais sont seulement enterrées : la civilisation paysanne repose sous celle des ouvriers, celle de l’industrie. En fait, Teorema a sans doute été le film le plus controversé de Pasolini pour plusieurs raisons, mais la plus importante étant que l’homosexualité qui est là évidente ne pouvait qu’amorcer de violentes réactions. Une autre controverse vient de la gauche politique qui voyait là une bourgeoisie accusée non d’exploitation de classe mais de vide spirituel. Cependant, on peut voir aussi ce film comme une interrogation sur la condition humaine, un besoin d’atteindre l’absolu et de rejeter la condition bourgeoise qui aliène l’homme. En fait ce film montre une certaine compassion pour la bourgeoisie ce qui n’est pas le cas du film suivant Porcile.

Les personnages de Porcile, du moins le personnage principal, Julian, représente une méfiance pure, vouée à sa perte. Peu d’espoir de changement. C’est une déclaration d’impuissance. Julian ni n’obéit, ni ne désobéit. C’est une sorte de personnage nietzschéen, un intellectuel qui défie les normes sociales. Cette passivité ou retrait est un défi pour la société car Julian, selon Pasolini, est un poète, ce qui explique que la société, dominée par la raison, le dévore. L’autre personnage est un jeune cannibale. On peut voir dans ces deux personnages deux facettes de Pasolini qui dit que lui-même est du côté des victimes. Deux histoires alternées dans un film. Mais ce film a aussi des ramifications politiques car il souligne les similarités que Pasolini voyait entre ce qu’il appelle le Vieux Fascisme et le Nouveau fascisme, celui du capitalisme et de la consommation. Ce film comme les précédents demandent un processus de décryptage, d’interprétation. Les films suivants, Edipo Re et Medea semblent, dans ce même style, mettre au jour l’exigence d’Artaud pour un théâtre total dans lequel les lumières, les images sont aussi importantes que les mots. Pasolini recrée dans ces films une violence primordiale qui habite ces deux rites expiatoires de la culture occidentale. C’est une atmosphère de baroque instabilité où les divisions narratives prennent la forme de ruptures étonnantes et de soudaines métamorphoses. Souvenons-nous que Pasolini relisait toujours les tragédies grecques et faisait télescoper les passages très connus avec ceux inventés. Ainsi il transforma les pièces dans lesquels les mots étaient d’une importance capitale en des films presque silencieux.

En fait, les films de Pasolini de la fin des années 60 déploient cette époque mythique dans laquelle l’histoire est abolie et les archétypes répétés sans cesse. Mais on ne peut pas faire un bloc, malgré des points bien caractéristiques, du cinéma de Pasolini. En effet, on en fait 3 groupes : le duo sous-prolétaire, le quartet mythique de la fin des années 60, et la dernière trilogie de la vie. Plus « Salo’ ».

Cette catégorie souligne l’évolution de la vision de Pasolini sur lui-même lié à son environnement, c’est-à-dire l’évolution sociale, économique et morale de l’Italie. Lui qui était depuis sa jeunesse à la recherche de la réalité, de sa réalité, il l’a sans aperçue a contrario : la société qui l’entoure a pris une voie complètement divergente de celle qu’il a toujours empruntée, à jamais : une voie large où marcheraient de front les pauvres et les riches, ces derniers prenant conscience de l’existence et de la dignité des premiers dans leur différence d’éducation, de modes de vie, de rêves. En effet, dans le dernier groupe de ses films, dans lequel j’inclus « Salo’ », je vois un Pasolini d’une telle dureté d’expression du cynisme de la société, d’une désespérance suicidaire, qu’il m’est difficile de ne pas voir autre chose que l’amertume d’un homme qui se sent encore et toujours, et peut-être plus encore, étranger à son environnement culturel au sens large du terme. En effet, comment ne pas être saisi dans « Les contes de Canterbury » par exemple, par le sens de l’inutilité du pèlerinage, qui n’est plus un pèlerinage mais un voyage dans la pauvreté désespérante, à tous les niveaux, du groupe de marcheurs. Les pèlerins de Chaucer étaient aussi très ouverts et parfois crus dans leur récit, l’humour était toujours là. Chaucer peignait une des réalités de la société, mais en s’amusant et en suggérant toujours l’autre facette de cette société. On s’amusait en chemin, en se dévoilant certes, mais ce dévoilement était aussi fait pour être pardonné par le pèlerinage. Dans son film, Pasolini ne dépeint que ce qui pourrait être l’absurdité de la vie, absurdité au sens de Camus. Comme Chaucer il est à l’extérieur du groupe, mais au contraire du poète anglais de 15ème siècle, il montre le vide profond des êtres humains. Ceci est aussi souligné par son dernier film « Salo’ ou les 120 jours de Sodome » dans lequel le cynisme des derniers jours de la société est là, percutant le spectateur. Certes, le film est situé dans les derniers jours ou mois du Fascisme de Mussolini, mais on peut aussi y voir une métaphore pour ce que Pasolini pensait du Nouveau Fascisme. Ses écrits dans son dernier livre « Les écrits corsaires », dont la publication est contemporaine de ce dernier film, soulignent la déception de Pasolini devant le choix sociétale et culturel de la société italienne : son idéal communiste, c’est-à-dire une pédagogie humaniste pour un partage équitable des biens de la vie en société basée sur le droit pour tous d’être accepté dans toutes ses différences, et de pouvoir survivre matériellement, cet idéal a été bafoué par ce Nouveau Fascisme créé par le société de consommation. Les événements de 1968 ne lui ont pas apporté d’apaisement non plus car ces jeunes révolutionnaires, ou qui se voulaient tels, sont issus de la bourgeoisie et leur langage ne transmet plus qu’une réalité artificielle, hors de l’être, son mensonge même. Ceci est dramatiquement exprimé dans l’article sur les lucioles (1975) qui ont disparu, éteintes, métaphores de la désespérance de Pasolini. Oui, Pasolini dans ses écrits de ces dernières années est loin de ceux, plein d’espoir et de rêves, pleins de conviction sur les choix à faire pour vivre dans une société en mouvements vers la recherche de la beauté de la réalité de chacun. La réalité, ce creux d’amour de Pasolini… Et il aura beau tenté de fuir vers d’autres cieux à la recherche soi-disant de sites pour ses films, le poète et cinéaste des années 1970 est sans illusion. Il l’a toujours été sans doute, mais s’il croyait dans les années 60 à un au-delà positif du désillusionnement, les années 70 contredisent ceux-ci. Bien sûr, Pasolini lui-même reniera, en quelque sorte, ce dernier groupe de films, bien sûr, les articles dans les « Ecrits corsaires » ont la puissance du polémiste, mais aussi le regard et la conscience de l’homme amer. Alors, oui, les voyages en Inde, en Afrique, sont un baume, un espoir, mais c’est l’Italie qu’il aime, cette Italie cernée par cette route de sable qui semble effacer son passé, ce passé dans lequel Pasolini voyait la source de la construction vraie d’une société aimante…

CONCLUSION :

Traditionnellement, il nous faut conclure un exposé… Mais peut-on conclure une vie d’homme alors qu’elle ne peut être qu’ébaucher, qu’effleurer ? Mais dans cette ébauche nous avons tracé sa recherche sans fin de la communication avec les autres, mais surtout avec lui-même. Pour cela il a utilisé les moyens -dirions-nous outils ?- à la disposition de l’être humain : la langue et ses contenus mystérieux, non-dits mais suggestifs de vérité, sa langue, notre langue. Dans sa recherche il a aperçu la possible totalité, la réalité complète, totale, éblouissante ou tragique, éblouissante et tragique quand le langage dépasse les mots, transgresse l’oral et l’écrit dans l’image. Il a découvert aussi son inaccessibilité, du moins en était-il là quand on l’a trouvé mort, sur le sable rougi de son sang assassiné.

Et nous, qu’avons trouvé dans notre recherche ? Nous avons rencontré un homme amoureux de l’autre par la culture apportée par l’histoire, la langue intime, par l’acceptation de la fatalité, par la conscience de l’interdisciplinarité des arts et des actes, par la conscience du rôle de la spiritualité, de sa spiritualité… Nous avons rencontré un homme tourmenté par ses différences, un homme désillusionné mais espérant… En somme, partir à la recherche de Pasolini, n’est-ce pas partir à notre recherche ?

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