LE SECRET: L’ECORCE OU LE CREUX …?

Le secret… Certainement un des termes les plus divulgués : il semble que les jeunes enfants le connaissent dès l’école élémentaire, surtout les petites filles qui se murmurent dans le creux de  l’oreille dans la cour de récréation : « J’ai un secret, mais tu le diras pas. » Évidemment, il se dit, et se dit très vite, entre « petites copines ». Et ceci jusqu’à la fin de l’adolescence. Après, le secret devient plus discret car sans doute  devient-il réel. Si l’adolescent ou l’adulte que nous sommes devenus  n’en a pas conscience, du moins  le pressent-on nous: parfois dans notre famille, parfois dans la société qui nous entoure. De toute façon il sous-tend souvent le nombre de questions sans réponse que nous posons à l’autre et à nous-même.  Ce secret peut rester caché jusqu’à la fin de notre chemin, souvent d’ailleurs sans être vraiment gênant, comme il peut être divulgué – ou galvaudé – ou découvert dans l’étonnement ou le soulagement, tel un abcès guéri. Dans ce cas nous allons peut-être marcher plus vite, ou simplement mieux, ou entrer, tout aussi discrètement que le secret porté, dans la tragédie du suicide. Mais le secret  peut  se transformer en un mystère  quand il porte le détenteur  au-delà de lui-même et qu’il devient alors impossible à connaître ou à être clairement compris. Dans l’analyse qui suit nous allons examiner plusieurs types de secrets : le secret de la création artistique avec Balzac et Vasarely, le secret-clef du suspens dans les romans policiers et derrière l’écriture de Defoe et Conrad, et enfin le secret caché par le masque-genre théâtral et musical, pour, enfin, considéré le mensonge, secret-triché.

            Le dictionnaire Robert donne la définition suivante du terme « secret » : Ensemble de connaissances, d’informations qui doivent être réservées à quelques-uns et que le détenteur ne doit pas révéler.

Tout de suite, le lecteur de cette définition saisit la gravité et la rigidité de la situation avec l’usage du verbe « devoir » : une obligation forte  du détenteur qui ne peut absolument pas révéler cette connaissance, ou ce savoir. Cette obligation ne peut être définie avec certitude : elle peut atteindre des profondeurs psychologiques de l’ordre du repli, du tréfonds ; mais elle peut aussi se transformer, pour un groupe ou une personne,  en une arme secrète, un outil particulier pour résoudre une situation délicate ou simplement difficile : une espèce de botte secrète, un coup de Jarnac.

Parfois, cette « obligation » est créée par le détenteur lui-même qui traduit ainsi son angoisse, son manque d’estime personnel, sa peur du jugement de l’autre : ainsi l’écrivain qui n’ose pas publier et garde ses écrits dans un tiroir (généralement secret lui-aussi). Il/elle se masque cette angoisse en affirmant   à soi-même et/ ou aux autres ou aux deux, qu’il lui faut atteindre une perfection, ou simplement en se murant dans un secret de surface : le mutisme quant à son entreprise. Le secret engendre le secret…

En littérature, ces cas sont soit évidents -les journaux intimes- soit objets de réflexion comme  dans « Le Chef d’ œuvre inconnu » de Balzac[1].  Le héros du roman est un peintre connu qui travaille à une peinture exceptionnelle, dit-il à ses visiteurs sans leur montrer, toutefois, son travail. Jusqu’au jour où … :

Eh ! bien, le voilà ! Leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d’amour, – […] vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau.[…] Ce sein, voyez ? Ah ! Qui ne voudrait l’adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez. […] En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! (69)

Oui, mon ami, … il faut de la foi, de la foi dans l’art, et vivre pendant longtemps avec son œuvre pour produire un semblable création. (70)

 L’amour que le peintre portait à cette femme, réelle ou imaginaire, son modèle,  le poussait à cacher son portrait afin que personne n’ait de commentaires négatifs, d’une façon ou d’une autre. Il était à la recherche de la pure création, celle qui est au-delà des couleurs et des formes. Mais ce secret grandissait aussi le peintre aux yeux de ses amis car il créait dans leur imagination la certitude que le peintre ne pouvait que travailler à un chef-d’ œuvre, peut-être le chef-d’ œuvre de sa vie, la transcendance finale de la peinture. Ce secret si bien gardé, qui n’est d’ailleurs, dans ce cas précis, qu’une angoisse de créateur, sa folie sans doute,  devient chez les autres, une rumeur dite ou non, positive ou négative : le secret trop senti par les autres, source d’étonnement quand il est dévoilé, un étonnement si intense que son détenteur se sent jugé, inutile, totalement à l’écart et se suicide, comme dans le cas du héros de Balzac.

            Ainsi, le secret est souvent au cœur du créateur lui-même : cet élan qui pousse à l’écriture est toujours indéfinissable par l’auteur. L’écrivain recherche une vérité en lui qui est le secret de son partage d’abord avec lui-même, ensuite avec un lecteur hypothétique car il veut partager le secret dont  ses mots lui suggèrent l’existence.  La littérature met au jour des espaces créés par le langage qui séparent l’homme de son univers, l’homme de lui-même. Mais ces espaces ainsi créés mettent au jour d’autres espaces qui, en devenant en apparence plus simples sont, en fait de plus en plus complexes. Langage inachevé qui ne cesse de garder le secret du créateur, qu’il soit écrivain ou peintre. Victor Vasarely traduit très bien cette complexité originelle, véritable nœud gordien, dans la peinture de sa petite fenêtre provençale : un carré noir dans un mur éclaboussé de soleil qui garde le secret de l’intérieur pour le passant, ainsi qu’il le dit dans ses « Notes brutes »[2] :

un petit fenestron carré…diffuse tant de lumière… cette même ouverture, vue de l’extérieur, se métamorphose en un cube immatériel noir, insondable… pleins et vides se confondent, formes et fonds alternent… ainsi des choses identifiables se sont muées en abstraction… (12 et 13)

            Mais il y a des secrets qui sont des clefs, c’est-à-dire qu’une fois révélés, le lecteur, l’auditeur, le passant ou tout autre, peut comprendre l’ œuvre  ou l’acte, ou le projet. Le roman policier est un exemple clair de ceci : le secret est compris dans le suspens. Le secret dévoilé, le lecteur ou spectateur comprend les tenants et aboutissants de l’action, comprend le personnage-meurtrier, -espion, ou -enquêteur. Mais un roman apparemment d’aventure, comme « Robinson Crusoé » a un suspens sans que ce soit là le secret. Le secret de Defoe, au moment où il écrivait son livre, est cette critique masquée de l’homme blanc, du racisme.

 Le secret de Conrad, polonais devenu anglais et clef de la littérature anglaise moderne, est cette recherche sans solution d’un lieu qui serait son repos, son harmonie. Et il le recherche depuis son adolescence quand il s’embarque à Marseille, loin de sa Pologne natale, pour sillonner le monde et créer des personnages qui vont encore plus loin que lui dans leurs voyages physiques et psychologiques. Entre deux langues, sur ces océans à la fois attirants  et effrayants, d’expériences en expériences, d’alcool en alcool, de couleur en couleur, de misère en misère, de continents en îles, Conrad trimballe ses questions, ses désillusions, ses passions, et tout est logé dans son écriture, masque de sa langue natale, masque de celui qu’il est vraiment…

            Le masque est aussi un secret. Les aristocrates anglais du 17è siècle l’ont bien compris. Les pièces et danses ainsi appelées car tous les acteurs ou danseurs devaient porter un masque afin de pouvoir donner librement, pensaient-ils, leur opinion sur tel ou tel de la Cour, mais surtout sur  la Reine Elizabeth I, qui elle-même en portait un, et sur  roi James I, son successeur. Le secret était double : celui qui était divulgué par le masqué d’une part, et le masqué lui-même. La littérature anglaise de l’époque recèle des chefs-d’ œuvre du genre, notamment le poème/ pièce « The masque of Blackness » de Ben Jonson. Mais le théâtre n’est pas le seul à cacher le drame ou la vérité derrière un masque. De nos jours, le secret d’une maladie ou d’un problème de quelques sorte est caché derrière des visages qui sont autant de masques : le médecin qui ne donne pas le vrai diagnostic, le politicien qui joue de la langue de bois en public, le fraudeur qui soutient devant l’Assemblée qu’il ne fraude pas, ou qu’il n’a jamais fraudé ; la vie sociale et mondaine, le commerce sont autant de masques. Alors, peut-on dire que le masque couvre un mensonge ? Plus loin encore, est-ce que le mensonge est une forme de secret ?

            Le mensonge est courant : les enfants l’utilisent fréquemment, soit pour éviter une punition, soit pour se vanter auprès des camarades de jeux ou de classe ; la vie en société nous expose tout aussi fréquemment à l’utilisation du mensonge : l’évitement de conflits en famille ou avec tout autre groupe sensible, un projet qui risque d’être fortement critiqué ou même empêché par l’autre ou les autres, une vérité sur soi que l’on ne veut pas divulguée… Dans les deux premiers cas, le mensonge est souvent un secret temporaire, fragile, dont la réalité dépend de l’interlocuteur : on peut choisir à qui l’on ment, à qui l’on masque la vérité. Dans le troisième cas, le mensonge est en fait un secret solide. Dire l’absolue vérité sur soi demande une telle introspective objective d’une part, d’autre part une telle confiance en l’autre, une telle sûreté et estime de soi que ce secret est un locataire permanent de notre être. C’est notre repli intime, le seul endroit privé, pour ainsi dire inviolable par autrui où nous nous sentons complètement maîtres de nous-mêmes.

 Alors masque ou mensonge, ce secret est notre absolue et dernière liberté, notre esprit que nulle torture ne peut nous enlever, même la folie qui est un autre masque, un autre secret, conscient ou non. Un autre nous-même, le vrai nous-même, enveloppé par son silence de sa douleur pesante, ou de sa beauté poétique…


[1]Balzac, Honoré. Le Chef d’œuvre inconnu. Paris: Garnier-Flammarion, 1981.

[2]Vasarely, Victor. « Notes Brutes ». Paris: Editions Denoël, 1972.

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