Quand il m’a été demandé de participer à ce festival d’idées sur le voyage en soulignant que j’aime voyager, j’ai tout de suite souligné que le comparatisme littéraire était en soi et par nature un voyage. D’autant plus que la vie universitaire nécessite des déplacements tant pour la recherche que pour le partage de celle-ci entre collègues dans des conférences. Il y a d’ailleurs un livre très populaire aux Etats-Unis qui s’intitule « The flying professors » car dès que le printemps arrive nous suivons les hirondelles, non d’un toit à l’autre mais d’une conférence ou d’un colloque à un autre. Mais si j’utilise le terme de « partage de la recherche » c’est surtout, peu importe le lieu où il a cours, parce que nous tentons d’avancer dans l’interprétation et la découverte du sens, et peu importe encore l’ordre de ces deux termes. En effet, devant un texte, de quelque nature qu’il soit comme il sera souligné bientôt, on a d’abord une question. Ce qui est vrai du lecteur comme de l’auteur. L’un ou l’autre, l’un et l’autre, part à la découverte du texte, il ou elle commence ce voyage dans les textes, même si ce « dans » signifie la composition, signe après signe, du texte. L’objectif de ce largage des amarres de la tranquille sécurité de la rêverie, est une interprétation nouvelle qui nous aiderait à nous découvrir, à nous comprendre, à nous reconnaître, comme le dit Paul Ricoeur. Cette reconnaissance, qui sera , peut-être, sans doute, le résultat du voyage, est d’abord une longue explication de soi-même à soi-même, explication qui se nourrit et s’échafaude sur ce que nous sommes avant d’embarquer et sur ce que nous découvrons en naviguant pour trouver, espérons-nous, à l’arrivée, au prochain quai, l’interprétation du texte et l’interprétation de nous-mêmes. En somme, le voyage du comparatiste, du créateur comme du lecteur, est le filage d’un dialogue. Que ce dialogue soit apparemment limité entre un texte et soi ou plusieurs textes et soi, cela n’a pas vraiment d’importance. Mais son absence serait un calme biologique, plat, une mer sans vent, un bateau en panne sur la ligne de l’équateur. Cependant, pour avancer dans ce voyage, il nous faut quelques outils : j’entamerai donc ma réflexion sur le voyage comparatiste et du comparatiste par quelques définitions de cette catégorie de l’analyse littéraire et artistique, puis les objectifs et les outils pour les atteindre, enfin une conclusion, qui ne peut d’ailleurs qu’être ouverte à notre réflexion tout à fait personnelle, comme le souhaitait toujours Gabriel Marcel dans ses séminaires.
Si comparer est une activité sans doute aussi vieille que les échanges humains, la littérature comparée a reçu ce titre au début du 19ème siècle en France, pour s’étendre à l’Europe en commençant par l’Allemagne, bien sûr. C’est l’Ecole française. L’objectif et la technique étaient de comparer des textes littéraires d’abord dans une même langue, puis dans des langues différentes, mais toujours des textes dits littéraires. Et puis il y a l’Ecole américaine, dont je suis issue et qui est mon art de voyager.
Paul Ricoeur, comme Jacques Maritain, ont été enthousiasmés par l’ouverture d’esprit des universités américaines au sein desquelles on osait, et on ose toujours « voir ailleurs ». Cet état d’esprit a été générateur d’un point de vue de la littérature comparée d’une définition des textes très ouverte : le texte n’est plus seulement écrit avec un alphabet, mais aussi visuel, ou auditif, pas seulement non plus littéraire stricto sensu, mais aussi scientifique et/ou philosophique. Tout ceci dans la mesure, et dans les limites d’une question de recherche fondée. Que peut être donc une « question de recherche fondée » pour un comparatiste ?
C’est une question que se pose le ou la comparatiste à la lecture de deux ou plus textes, qu’ils soient tous écrits ou un écrit et l’autre visuel, l’icône représentant un cas à part. Cette question doit adresser similitudes et différences. La constitution de cette question de recherche est déjà le début du voyage car elle suppose une réflexion personnelle initiale, un cheminement à petits pas. Pour paraphraser Proust dans Le Temps retrouvé, le livre (ou le texte) n’est « qu’une sorte de verre grossissant comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; un livre par lequel » le lecteur a un moyen de lire en lui-même. Cette démarche si personnelle, la compréhension d’un texte, fait que nous recevons de lui une tâche d’habitation du monde, et, d’autre part, cette action est elle-même un texte à interpréter. C’est une création d’un « monde du texte » qui découvre une nouvelle configuration de la réalité. C’est cette nouvelle « compréhension de la réalité », compréhension à la source de la démarche initiale et à la fin de la recherche, qui va pousser le comparatiste vers d’autres textes, semblables par leurs outils de création ou différents par ces mêmes outils, car ces textes sont maintenant éclairés, inclus dans cette réalité qui devient un monde agrandi, élargi à un au-delà de l’horizon. C’est maintenant un monde transgressif, mais une transgression que nous soupçonnons riche d’une autre connaissance, une connaissance qui nous aidera à nous « reconnaître » comme le dit Ricoeur. Cette transgression amène le comparatiste à faire face à l’autre, à l’écouter dans sa parole écrite ou autre, et c’est cette altérité offerte qui l’amène à se reconnaître « soi-même comme un autre ». Mais comment faire fructifier cette transgression ?
Tout d’abord, le terme « transgression » est un mouvement vers un autre lieu : le comparatiste pousse les signes des textes à l’intérieur d’eux-mêmes pour en trouver un signifié complémentaire ou supplémentaire, rassurant ou surprenant, intriguant au sens de l’enquête, vortex vers une profondeur porteuse de la lumière du sens. L’archéologie de Foucault ou l’herméneutique de Ricoeur, la psychanalyse de l’écrit de Lacan, peu importe le nom, l’objectif est le même : partir à la découverte du sens, de sa complexité qui ne peut se découvrir que dans l’analyse de l’altérité, l’autre, le dialogue entre œuvres. Au creux du sujet lui-même nous découvrirons la richesse du monde pour paraphraser Merleau-Ponty… mais pourquoi s’acharner sur le signe en le prenant pour prétexte d’un voyage ?
Le signe est au cœur et à l’origine du monde : c’est le monde dessiné, fermé par la ligne d’horizon qui, en même temps, suggère l’existence d’autres domaines marqués de ce signe. Ce sont aussi les éléments concrets de la nature – des arbres verticaux aux rivières horizontales et courbes, toutes ces lignes rassemblées dans les moulins de Don Quichotte. Mais le signe c’est aussi la couleur qui brise, souligne ou annule la ligne ; la couleur qui s’harmonise par osmose ou heurte. Les signes ne sont pas non plus qu’une chose, un objet concret, mais aussi l’homme, cet Homme qui l’utilise et le génère. Ces signes générés sont principalement de trois ordres : l’environnement, la pensée et la signification de l’homme, tous ces ordres sont liés par le langage car il est le seul, sans doute, à appartenir à tous les domaines de la pensée, et le seul qui établisse une relation de nécessité et de dépendance. Que le langage soit fait de mots impossibles à dire (selon Nietzsche) ou résultant d’une émotion à jamais sentie et perdue (selon Rousseau), il est fait de mots qui se développent en textes « lisibles » ou scriptibles ». Le mot n’est pas partie d’un système binaire mais il est plutôt un miroir conceptuel des choses. Le mot, écrit ou visuel, est ce signe qui n’est rien et qui est tout, dont on ignore l’origine, et qui s’amplifie des sens que lui donne tout un chacun : le signe ou mot peut contenir cette pureté infinie, indéfinissable qui fait que les textes écrits ou peints du Moyen Âge n’avaient pas besoin du nom de l’auteur pour être art car ce signe tire sa profonde communion avec l’homme. Il est la cause et la conséquence des fluctuations de sens qui lui sont attachées parce que ce signe ou mot est à nous par droit de naissance et nous commande depuis notre creux le plus profond, le plus difficilement atteignable. Ce signe fera, par conséquent, trois voyages : un depuis l’inconnu, l’origine, jusqu’à nous ; un autre depuis le fond de notre être vers l’interlocuteur -quel qu’il soit- et, finalement, un retour vers nous depuis la profondeur de l’interlocuteur. Ce signe vient de l’en dedans du temps, de l’au-delà de la ligne d’horizon et cependant nous en sommes l’auteur. Et en tant qu’auteur nous l’utilisons comme un instrument pris dans l’au-delà de la ligne d’horizon pour transgresser cette ligne même, passer la ligne pour en découvrir un usage nouveau par l’injection d’un élément perturbateur dans l’ordre établi. Le comparatiste est donc, peut-être, sans doute, un perturbateur du sens établi en transgressant la ligne invisible mais bien établie qui sépare deux textes d’ordre différent, soit par la langue, soit par la nature.
Mais pourquoi provoquer une telle tempête, un tel tumulte ? En effet, Lacan souligne que la liberté de l’homme est un suicide si elle le conduit hors du groupe auquel il appartient. Mais cet ostracisme peut être voulu et désiré quand il est provoqué par cet appel vers la liberté totale sous l’impulsion de l’inconscient qui nous entraîne dans son vertige et nous fait glisser derrière le miroir d’Alice, en une transgression à deux aspects : l’extension de la réalité, notre réalité, jusqu’au point total, la mort, notre mort. L’association de deux ou plusieurs textes suggère en effet, une réalité sans borne, tant pour le créateur/ lecteur, que pour le lecteur, en un infini mouvement comme celui de l’eau d’où sont issues les sirènes d’Ulysse. Transgression dangereuse donc, car l’eau est dangereuse, transgression qui apporte un autre sens dans le texte ainsi recréé au cours des explorations : que contient ce « soi-même comme un autre » ? Comparer peut donc être un jeu dangereux, car nous recevons les textes, les recueillons et les éprouvons dans leur épaisseur, bref, un jeu entre conscient et inconscient. Nous percevons plus que nous ne voyons, pour paraphraser Sartre.
Un des aspects de la transgression nécessaire à l’étude comparatiste -mais elle n’est pas unique en cela- est ce désir profond de la liberté de s’exprimer en tant que l’auteur et le lecteur sont indépendants du monde environnant et d‘eux-mêmes. Les aspirations de l’homme ont changent dans le processus : les divers langages par lui utilisés lui ont suggéré le vertige de l’au-delà, tout en ayant conscience de sa liberté de choisir ce vertige. Mais tout de même, pourquoi associer dans une lecture certes interrogative, un texte écrit et un texte visuel comme un tableau ? Prenons l’exemple de Bosch.
Evidemment, l’homme contemporain a une autre vision des tableaux des siècles précédents : il les interprète avec des habitudes intellectuelles différentes, c’est-à-dire que le spectateur reflète, dans son interprétation du monde environnant et l’interrelation qu’il a avec lui, la somme d’information qu’il a intégrée. Ainsi la proéminence du langage, la soif que nous avons de transformer toutes choses en mots, poussés que nous sommes par ces derniers, nous fait bien « lire » le tableau de Jérôme Bosch (1450-1516) La Nef des Fous (c.1500) en tant qu’un autre propos, « une longue dynastie d’images » face-à-face avec les « grands textes humanistes… ». Le théâtre et la littérature « reprennent les thèmes enchevêtrés de la Fête, de la Danse des Fous » comme l’écrit Foucault. En effet, comme un texte écrit, le tableau de Bosch nous montre le moment et les moments, le temps arrêté qui en suppose tant d’autres, le récit qui ne montre que sa lettre, dont va s’emparer, d’ailleurs, le spectateur. Le voyage de la Folie, la folie de la fête sont une autre histoire qui commence quand tout a été lu. Car écrire ou peindre, n’est-ce pas pénétrer le mystère des choses ? C’est peut-être pour cette raison que le spectateur moderne ne voit plus la main de Rembrandt dans son dernier autoportrait, mais seulement le peintre peignant le néant, personne. Le cœur des choses, le cœur du monde… la recherche du point vivant est sans doute la visualisation du mot, d’un seul mot, le nôtre, le Verbe. C’est ce que semblent nous dire les Surréalistes qui utilisent la page blanche pour associer dessin, couleurs et texte en une fusion de la lettre/peinture. Dans cette association langue/vision, le décodage d’un tableau devient aussi ouvert et aléatoire que le décodage d’un texte. Langage et peinture suivent une route similaire, parfois confondue, et une comparaison entre langage et peinture n’est possible que dans le cadre d’une expression créative. Dans son livre Phénoménologie de la Perception (1945) Merleau-Ponty remarque que « le tableau et la parole ne sont pas l’illustration d’une pensée déjà faite, mais l’appropriation de cette pensée même. » donc la peinture comme le texte écrit est l’expression de la pensée, pensée qui n’existe qu’après l’écriture ou qu’après la peinture, dans un mouvement sans temps qui leur est propre à toutes deux. La peinture est, comme le langage, un ensemble de temps et d’événements liés en infinités d’immobilités et de néants, comme l’Achille de Valéry dans Le cimetière marin (1971)
« Ah ! Le soleil… Quelle ombre de torture
Pour l’âme. Achille immobile à grands pas ! »
Immobiles et rapides tels sont les marcheurs saisis dans un mouvement perpétuel suspendu dans un couloir noir et blanc. Ils semblent tourner le dos au soleil, à la connaissance, à la vie, courbes parmi les lignes droites qui, elles, par un effet de perspective, paraissent au contraire, filer vers la lumière (Vasarely, Etudes de perspective, 1935). Comme ces marcheurs, le comparatiste marche, voyage, laisse ses certitudes derrière lui pour s’embarquer vers les incertitudes encore dans les ténèbres du mystère de la réponse à ses questions. Cette réponse lui reviendra, sera sa reconnaissance qui niche au plus profond de notre être et qui serait réduite à un mot ou à une lettre, ou à une tache, ligne de couleur, mais sa vraie richesse, inaccessible et toute proche, si proche qu’elle ne serait qu’un cri, le cri de Munch, cri de naissance et de mort.
Alors, qu’elle est la nature du voyage du comparatiste ? Dispersion ? Re centration ? Ecoutons Foucault dans Réponse à une question (revue « Esprit » 36) :
Mettre en question… opposer le repérage des rôles… libérer le champ discursif… Effacer les oppositions peu réfléchies… substituer l’analyse du champ des différences simultanées… et des différences successives… j’entreprends de raconter l’histoire de la perpétuelle différence… affranchir de leur statut incertain cet ensemble de disciplines qu’on appelle histoire des idées. (861-864)
Le langage dans toutes ses expressions, un voyage à mille détours, un cheminement de caillou en caillou, tous signes qui nous parlent, nous interrogent. Quand aurons-nous la réponse lumineuse ? Peut-être, sans doute, quand nous aurons questionné lignes et angles de ce triangle que Robbe-Grillet appelait « le triangle d’or ».