Avant d’aborder le transcendantalisme américain, il nous faut préciser qu’il est issu, à l’état d’embryon, de la foi « Unitaire » importée avec les migrants Puritains du 17e siècle, arrivés sur la côte Est. Et c’est dans cette région que cette pratique de la religion chrétienne s’est développée, et c’est dans cette région que le transcendantalisme a fleuri, du moins dans sa plus grande importance car il s’est aussi développé dans le centre des Etats – Unis, mais sans grand succès. Alors qu’est l Unitarianisme, pour employer un néologisme tiré de l’anglais ?
L’Unitarianisme a été fondé par un groupe de chrétiens qui ne croient pas en un Dieu trinitaire. Au cours des siècles ses fidèles ont évolué vers l’universalisme, c’est-à-dire l’union de la nature à l’homme, pour être bref. De cette foi en un Dieu « total » le mouvement transcendantaliste a glissé vers l‘universalisme, dont la conséquence majeure serait une harmonie sociale et morale. Cette branche de la foi chrétienne a fait des adeptes célèbres dès son origine, ou à peu près. Citons, par exemple John Milton au 17e siècle, Isaac Newton (17 et 18e), Robert Burns, poète, au 18e, Thomas Jefferson (18 et 19e ), Béla Bartok (20e), Neville Chamberlain (20e), Charles Dickens (19e), R-W. Emerson (19e), H. – D. Thoreau (19e), Herman Melville (19e), Théodore Monod (20e). L’Unitarianisme a donc fait des adeptes jusqu’à nos jours aux Etats-Unis bien sûr où il est encore très vivant, mais aussi sur les autres continents, et peut-être surtout en Inde. Le transcendantalisme américain, bien que semblant disparu dans son pays d’origine, a joué un rôle prépondérant dans le développement de l’universalisme, caractéristique de l’unitarianisme actuel. Nous allons donc étudier l’histoire de cette philosophie, ou philo-théologie, au 19e siècle, dans un Etat nouveau-né, qui regardait encore avec intérêt, curiosité intellectuelle et sociale vers le Vieux Continent. Car l’influence de l’Europe va être très grande sur ce mouvement, surtout, peut-être, le Romantisme allemand, mais pas que.
En effet, on a tendance à dire que le transcendantalisme américain s’est développé sur les bases des religions amérindiennes, ce qui est très discutable car les regards et intérêts des citoyens américains du 19e siècle n’étaient certainement pas tournés vers ces populations avec lesquelles il y avait encore des combats, mais bien plutôt sur le développement de leur démocratie, de leur pays (avec la guerre contre le Mexique) et l’esclavage.
Dans le contexte historique, disons d’abord que l’existence même des Etats-Unis semble transcendantale, surtout à l’époque qui nous intéresse dans cette analyse, et comme le remarque lui-même un transcendantaliste -Saxton- dans le journal « the Dial » qui fut sans doute le plus connu. S’appuyant sur les caractéristiques philosophiques du mouvement, Saxton souligne que le droit pour les E-U. d’être une nation était légitimé par la vérité instinctive de l’égalité et la fraternité de l’homme universel. Etant donné que l’indépendance de la nation datait de 1776, le transcendantalisme, dans ce cadre national, pouvait être considéré comme étant un nouveau navire rappelant le May Flower, et comme tel la Vérité telle que la conçoive ses adhérents, naît des difficultés rencontrées pour l’apercevoir. En fait, Emerson décrivit cet enthousiasme presque palpable pour le transcendantalisme fleurissant alors comme une promesse d’un monde nouveau. Il le vit comme une protestation contre tous les usages et une recherche des principes que chaque homme porte avec lui nichés dans une de ses poches de veston. Par conséquent, on peut dire que les transcendantalistes, par leur bonne volonté, plongeaient dans l’infini, surgissait dans l’inimitable, mais ne payait jamais cash car ils manquaient de véritables plans de remplacement.
Cependant, ce mouvement, bien que limité géographiquement, relativement limité aussi en nombre d’adhérents, laissa une trace profonde dans les idées et les institutions du pays. Il influença les penseurs, troubla les hommes politiques, guida les moralistes, inspira les philanthropes, et créa des réformistes.
En effet, les penseurs de Nouvelle Angleterre -le véritable centre du transcendantalisme- tentèrent de réformer la société américaine le long de lignes plus démocratiques. Mais ceci se révéla très difficile car le mouvement très tôt, ou du moins assez tôt dans le siècle, de scinda en deux groupes de projets bien différents : l’un se faisait le champion de l’indépendance individuelle ; l’autre stressait la fraternité et l’altruisme afin d’atteindre, ou de créer le bien commun. Cette différence fut effacée par la Guerre de Sécession qui vit l’individualisme triompher avec le développement du capitalisme de marché. La philosophie exigeante de l’individualisme d’ Emerson, qui naquit dans les années 1840, fut simplifiée et adoptée comme un des articles principaux de la conviction nationale. Cette contribution unique des transcendantalistes dans la culture de cette nouvelle nation résidait dans leur tentative de ré-énergiser et rediriger ce qu’ils voyaient comme une expérience négative de la démocratie.
Nous allons voir maintenant les grandes étapes de ce développement qui créa une exception américaine basée sur une espèce d’individualisme.
Pour revenir à l’influence de l’Unitarianisme, commençons par ce fut l’étape de l’analyse des Ecritures.
En effet, le creuset dans lequel le transcendantalisme de Nouvelle Angleterre se forma fut un grand intérêt pour la langue des Ecritures et sa signification. En fait, la généalogie du transcendantalisme débuta au début du 19e siècle parmi les pasteurs coincés dans des batailles théologiques qui avaient commencé un demi-siècle auparavant entre deux camps : l’un soutenait la nécessaire expérience de conversion émotionnelle, tandis que l’autre soutenait la raison dans la religion, ce qui devint l’Unitarianisme, c’est-à-dire un Dieu non-trinitaire. En ce même début de siècle, Madame de Staël démontrait la présence de la relation très riche entre les écrits de philosophes -comme Kant- et la culture nationale. Là, les lecteurs américains découvrirent pour la première fois une longue discussion sur l’Idéalisme philosophique, et en particulier allemand. Les implications de cet Idéalisme étaient à la fois une libération et enthousiasmantes. La fin de la guerre de 1812 permit de nouveau les voyages en Europe ce qui poussa les intellectuels américains à aller dans les universités allemandes. Là, ils découvrirent une poésie inspirée qui était la source d’une identité nationale et d’une inspiration spirituelle.
Ces voyages en Allemagne, souvent de plus d’un an, apportèrent chez les transcendantalistes, ou ceux qui se nommaient ainsi, un intérêt dans la philosophie du langage qui prit une forme spécifique due aux débats commencés au 18e siècle par les Unitariens. Une autre conséquence d’importance pour notre propos est le fait que ces études créèrent une nouvelle théorie littéraire du symbolisme qui plaça la conscience individuelle an centre et même devant toutes les attitudes de l’individu.
Cette découverte de l’idéalisme Allemand, et les traductions en anglais qui suivirent firent voir à des auteurs comme Ripley que les philosophes et poètes allemands constituaient, aux yeux de Ripley, une espèce de cercle enchanté qui permit aux penseurs américains de glisser philosophiquement du rationalisme du 18e au subjectivisme du 19e. Un des auteurs les plus considérés par les penseurs américains fut Goethe, mais aussi, et peut-être surtout, tous les Romantiques allemands. Au cœur de ces considérations, pour les intellectuels américains était l’essai de réconciliation entre les enquêtes expérimentales du 17e avec leur croyance qu’une religion revivifiée exigeait le rôle important du cœur, pour créer une théologie scientifique qui accueillerait les émotions. C’était une nouvelle façon de voir le monde, donnée par ceux qui favorisaient la conscience que l’homme a de lui-même. L’idée que la subjectivité permettait à quelqu’un de reconstituer une religion vivante était née.
Ceci était en accord avec les contemporains de Ripley qui cherchaient une compréhension de la foi plus imaginative, comme l’appréciation de la poésie hébraïque dans la Bible. Cette appréciation ne pouvait arriver, selon certains transcendantalistes comme Marsh que par une étude fine d’auteurs comme Kant, et Coleridge dont les successeurs soulignèrent la nature subjective de l’expérience religieuse. En effet, au 19e siècle, le mode de savoir naturel ou rationnel s’étaient exclu de l’intuition donnée seulement par un examen constant de la vie intérieure. En fait, Coleridge introduisit le concept de Raison comme principe interne mais sans être prouvé par l’expérience, ce qui justifia un sentiment religieux universel, une source mystérieuse de l’intuition qui informait toutes les croyances. Cette leçon ne fut jamais oubliée par les transcendantalistes. Ces remarques étaient soutenues par des philosophes comme Fries qui insista sur le fait que l’infini peut être compris seulement par la foi. A ceci il nous faut ajouter l’étude de Cousin qui firent nos voyageurs : cousin contribua à cette philosophie par son Eclectisme qui poussait à analyser tous les systèmes philosophiques d’importance afin de les synthétiser dans un système archétype. Mais les intellectuels de Nouvelle Angleterre cherchèrent encore ailleurs une nouvelle inspiration, inspiration qu’ils trouvèrent dans le suédois Swedenborg, fondateur de l’Eglise de la Nouvelle Jérusalem. Il légua aux transcendantalistes une correspondance entre nature et esprit, correspondance disponible dans le langage, par le biais de la nature. C’était la Correspondance Universelle : le corps est l’expression de l’âme, donc la nature sous toutes ses formes obéit au monde spirituel vivant. On ne s’étonnera pas, par conséquent, que les transcendantalistes pensent que la fierté de l’intelligence de l’auto-intelligence de l’individu soit le début et la fin de la sagesse. Toute religion est alors une autocélébration. Emerson pensait, cependant, que le système de Swedenborg était un déterminisme théologique et le repoussait alors que d’autres, comme Reed, soulignait que le suédois influença les transcendantalistes par sa doctrine des correspondances entre le monde matériel et les réalités spirituelles.
A ce moment-là, les Européens comprirent que l’Idéalisme, en soutenant la conscience individuelle, pouvait conduire à l’égoïsme, mais aussi à un sens profond de fraternité universelle. Les transcendantalistes s’alignèrent alors soit d’un côté, soit de l’autre, d’où l’émergence des associations et de l’individualisme. Le transcendantalisme uni avait vécu.
Nous sommes en 1836. L’année du centenaire de Harvard, brillamment célébré, d’autant plus que le plus grand nombre des transcendantalistes « première génération » venaient de cette université crée autour de l’école de théologie, théologie d’approche protestante, pour dire brièvement. Mais cette année-là fut aussi appelée « l’année des merveilles » pour le mouvement transcendantaliste car les idées neuves suggérées commençaient à circuler dans toute la Nouvelle Angleterre et plus loin et bousculaient la religion libérale américaine vers des directions nouvelles elles aussi.
Deux noms, Ripley et Brownson, semblent dominer cette année et les années 1840, avec celui d’ Emerson, bien sûr, mais un peu plus tard. En effet, Ripley et Brownson popularisèrent la pensée Idéaliste par leurs publications séminales en tentant d’appliquer ces idées aux besoins sociaux pressants. La base de leurs arguments pour ceci est religieuse. Brownson, par exemple, affirme que ses contemporains n’avaient pas compris le vrai sens du Christ qui n’était pas moins que la réconciliation entre deux grands systèmes sociaux sur lequel le monde s’était développé : un fondé sur le spiritualisme, l’autre sur le matérialisme. Le projet de Brownson, donc, était de réconcilier Esprit et Matière dans ce qu’il appelait une église du futur, afin que les hommes abandonnent leur vie extérieure pour une vie intérieure riche. Cette conviction de Brownson venait, en fait, de Cousin qui avait démontré que l’Humanité, la Nature et Dieu avaient précisément les mêmes lois : par conséquent, ce que nous trouvons dans l’Humanité et la Nature nous le trouvons en Dieu. Brownson pensait qu’il fallait travailler à l’accomplissement d’une harmonie universelle, comme le désiraient, d’après lui, la société. Pour divulguer son message, il prêchait avec force un nouvel évangile d’union et de progrès en des termes très forts sans hésiter à dénoncer le vide au cœur de la démocratie américaine.
Ripley, quant à lui, insistait sur la primauté des sentiments dans la vie spirituelle. Il insistait sur le point central du message Unitarien : un principe religieux universel qui validaient la foi et tous les hommes (et femmes, précisaient-il). Tous les deux pensaient que cette « universalité » pouvait s’accomplir par l’action de l’intuition et des sentiments dans la vie spirituelle. En fait, l’introduction du concept d’intuition contribua fortement au développement d’une philosophie religieuse, et à la tentation de penser que le transcendantalisme venait de la religion du cœur. Cette évolution enchâssa, en quelque sorte, la certitude d’une conscience individuelle qui était cohérente avec l’expérience de la démocratie en Amérique : Dieu se révéla par la Raison, cette faculté de percevoir la vérité primitive et spirituelle. On commence à comprendre comment le transcendantalisme américain évoluera vers le pragmatisme de William James, dont le père fut d’ailleurs un transcendantaliste important. L’expérimental s’effaçait, de façon peut-être assez accélérée par Emerson qui se rebella contre lui, bien que l ’Unitarianisme fût fortement basé sur ce concept ou attitude. Et c’est dans cette période qu’ Emerson publia son livre « Nature », à son retour de son voyage en Europe, livre dans lequel il touche aux problèmes de la métaphysique des sciences dans un style -sinon contexte- poétique. Ce style allait d’ailleurs faire tache d’huile parmi les intellectuels du mouvement, tous influencés par le Romantisme.
En fait, ce qui allait se développer dans ces années 40 et 50 du mouvement, ce sont les journaux, livres de voyage, discussions (ou conversations) qui évidemment contribuèrent à l’expansion du transcendantalisme vers le Mid-Ouest, Nord-Est et même le Sud du pays. Parmi les publications de livres les plus importantes, il nous faut absolument souligner celui de Brownson (1840) appelé « Labouring classes » qui fut une condamnation sévère des conditions de travail des hommes et des femmes, et une prophétie de la lutte des classes, ce qui n’arriva pas vraiment. Mais ce qui arriva, par contre, c’est le développement du transcendantalisme à objectif social, concrétisé par l’utopique communauté de Brook Farm créée par Ripley. Nous y reviendrons.
Parmi les publications diverses (et nombreuses) de journaux, il faut absolument cité le « Boston Quarterly Review » qui fut le journal le plus diffusé dans ces années, si on fait exception du « Dial ». Ce journal fur, en quelque sorte, le journal d’ Emerson qui en écrivit le premier éditorial, et ce dans un esprit nouveau et assez surprenant : « Personne ne peut parler avec les différentes classes de la société en Nouvelle Angleterre sans remarquer les progrès d’une révolution partagés par ceux qui n’ont ni organisation, ni étiquette, ni credo, ni nom. Ils n’ont en commun que leur amour de la vérité, et l’amour de leur travail. » Nos avons là des critères de la société américaine, encore de nos jours : indépendance de l’individu, tout un chacun mais unis par l’amour de la vérité et du travail… Evidemment, ce nouvel esprit affectait différentes personnes différemment, mais il les touchait. Et cette conviction ou attitude allait contre les us et coutumes du moment, surtout dans le contexte de l’universalité entre nature, humanité et Dieu, contexte dans lequel l’individu devait abandonner sa confiance totale dans les structures de la société pour une recherche personnelle. Thoreau, qui trouva dans ce journal sa première opportunité de publication, soulignera ce nouvel esprit dans son livre « Walden » (1854).
Doit-on préciser que ce journal fut le point de rencontre de tous les Unitariens qui voulaient tourner le monde sens dessus dessous ? Mais un autre journal fut important, bien qu’éphémère : Harbinger. Important surtout parce que c’est dans ses colonnes que Ripley, son éditeur, publia pour la première fois son projet de Brook Farm, élaboré d’après le réformiste social Fourier.
A côté des journaux et livres ou essais, il y avait des conférences (Emerson) et ce que l’on appela « Conversations ». Les plus célèbres furent celles de Margaret Fuller qui rassemblaient des femmes exclusivement. Les sujets en étaient sérieux comme la Nature extérieure, la vie des hommes, la littérature, l’histoire de la nation, etc. Ces conversations eurent beaucoup de succès et furent reprises par les intellectuels rassemblés dans la communauté de Ripley. Ripley, d’ailleurs, partageait un point commun avec les transcendantalistes de ces années : ouvrir la nation aux horizons nouveaux, ce qui explique ses efforts à faire connaître les auteurs français et allemands. Cette ouverture allait se rétrécir dans les années 1850 et 60 avec, d’une part, une forte crise économique et, d’autre part, le développement du parti anti-esclavage. Mais à la fin des années 40, les transcendantalistes eux-mêmes se divisèrent en deux camps : ceux qui étaient intéressés d’abord par la réforme théologique et sociale, et ceux intéressés surtout par la littérature, appelée encore « belles lettres ». En fait, cette division était le reflet de deux centres de développement du mouvement : Boston et ses églises et centres de conférences ; Concord où vivait Emerson, qui attirait des gens comme Alcott, Fuller, Hawthorne et Thoreau, ce dernier un natif de la ville. Par conséquent, ce mouvement qu’avaient commencé ces réformistes entrait dans une nouvelle phase, que l’on peut appeler centrifuge, très évident dans l’expansion des activités de réforme diverses.
Parmi les tendances « sociales » nous devons souligner la force de Brownson, une fois de plus. Durant des années économiquement difficiles il proclamait que le système économique de la nation avait détruit la véritable égalité entre les hommes et que les chrétiens devaient retrouver les principes essentiels de leur foi et ressusciter le Christ. Les chrétiens devaient eux-mêmes établir le Royaume de Dieu sur Terre. Comme Pierre Leroux poussait ses contemporains à célébrer leurs connections avec tous les êtres humains, Brownson appela pour une vie en communion, c’est-à-dire accepter la vue traditionnelle du message du Christ et sa mission. Autrement dit, établir le paradis sur terre. Ce n’était pas tout de même très loin de ce qu’Emerson écrivait : « S’il n’y a pas d’ordre parlementaire, il y a la vie, et l’assurance de cet amour constitutionnel pour la religion et cette liberté religieuse qui a toujours caractérisé les Etats-Unis. » A ceci Ripley suggérait une union plus naturelle entre les intellectuels et les travailleurs manuels, d’où sa création de communauté qu’il appela Brook Farm. Créée au printemps de 1841, Brook Farm fut la première communauté laïque utopique. Elle fut suivie par Fruitland qui dura encore moins longtemps. L’objectif de Brook Farm était de créer un environnement où l’être complet pourrait se développer : physiquement, mentalement, et culturellement. Fourier fut un grand inspirateur des transcendantalistes « sociaux » car il prônait que des lois universelles gouvernaient les relations des individus entre eux et avec Dieu, créant ainsi l’harmonie nécessaire et inévitable. L’expérience de Brook Farm ne dura qu’un peu d’un an, celle de Fruitlands encore moins (un été), mais l’une et l’autre contribuèrent au développement d’un transcendantalisme d’association. A New York, par exemple, un travailleur nommé Greeley s’efforça d’informer le public quant à ces réformes sociales ; on vit même la publication dans certains journaux des écrits de Karl Marx. Cependant, le rêve des « associationistes » américains tourna court, surtout avec la première importance, presque religieuse, que prit le marché capitaliste et l’individualisme sur lequel il était basé. Le concept d’association allait tout à fait contre ce qui devenait et devint le critère américain de survie et développement. A ceci il faut ajouter le nationalisme (Guerre du Mexique) et la crise provoquée par l’esclavage dans le Sud qui menaçait de s’étendre au Texas et au Kansas. Mais le transcendantalisme n’était pas un bloc, ou deux : il comprenait différentes personnalités qui influencèrent ses objectifs, et leurs divulgations. Voyons donc maintenant ce mouvement dans ce qu’il est convenu d’appeler ses variétés.
Durant les années 1840 le transcendantalisme toucha beaucoup de gens : c’étaient les premiers adhérents qui s’impliquèrent dans un grand nombre d’activités allant de la critique biblique à la réforme utopique. D’autres étaient simplement touchés par ces nouvelles idées et même s’ils n’étaient pas activement impliqués ils en étaient marqués. Cette attitude soulignait déjà les tensions possibles. Mais surtout le transcendantalisme influença les jeunes qui furent encouragés ainsi à revoir leur foi héritée de leurs pères. Et des penseurs comme Emerson furent extrêmement entendus. Comment ne pas l’être quand Emerson disait : « L’esprit doit devenir conscient de lui-même. » La nouvelle génération avait tendance à se disséquer et à atomiser les motifs. Tout devait devenir nouveau dans le monde. L’historien que Thoreau était est un bon exemple des différents « moteurs » que le transcendantalisme fit démarrer, ainsi que nous le verrons. Cette jeune génération était unie par son intérêt et contacte avec une nouvelle vue de l’auto-conscience qui pouvait transformer un être et la société. Toute la question était d’avoir une idée vraie de ce que l’on voulait être. Par conséquent, à la moitié des années 40, le transcendantalisme était un courant vivant, magnétique, attirant des gens très différents qui devenaient libre de travailler en des domaines innovateurs.
Dans les années 1850, le mouvement porta des fruits différents dans le domaine intellectuel : beaucoup de transcendantalistes questionnèrent, cependant, l’efficacité de l’auto-confiance à la lumière de la guerre contre le Mexique, les révolutions en Europe, et les horreurs de l’esclavage. Tout ceci amena la formation de communautés qui s’opposaient. Comme Emerson le soulignait : dans leur hâte les réformistes n’avaient pas préparé la construction post -réforme car ils étaient satisfaits avec la destruction. C’est là le cœur de la foi d’Emerson dans la réforme : on ne peut joindre les autres que quand on a fait soit même l’expérience du paradis intérieur, afin de restaurer le paradis extérieur. Toute réforme est cosmétique à moins qu’elle ne soit intérieure. En allant plus loin, Emerson souligne que la conscience de chacun est la seule importante, et chacun doit agir selon ce qu’il pense est correcte. Plus encore, l’auto-confiance mène à croire que ce qui est vrai pour quelqu’un est vrai pour tous. Le danger est d’avoir une société semblable à une holding où les actionnaires sont d’accord pour assurer leur pain et abandonner la liberté et la culture des autres. Dans le monde d’ Emerson, l’individu est la première importance. L’idéal est celui de liberté personnelle, de la dignité et la valeur de la nature humaine, la supériorité de l’homme sur les accidents de l’homme. Il soutenait le pouvoir individuel, chez qui la conscience était la plus haute loi.
Un autre danger de ce point de vue sur l’homme est que celui-ci peut se déifier, limitant sa conception de Dieu à seulement ce qu’il en sait.
Mais tous les transcendantalistes n’avaient pas abandonné leurs rêves : ainsi en fut-il de Théodore Parker. Parker voyagea beaucoup et il retint que Dieu n’est pas ce que nous sommes mais ce dont nous avons besoin pour harmoniser nos vies, en une dévotion généreuse envers la nature. Ce qui signifiait une action sociale. En effet, Parker adressa la pauvreté à Boston, l’égoïsme des commerçants, l’immoralité de la guerre contre le Mexique, et l’esclavage. Il était devenu la conscience morale du mouvement transcendantaliste. Le dernier élément devint, d’ailleurs, un élément d’union chez les transcendantalistes après 1850 et la Loi contre les esclaves fugitifs.
Enfin dans les années 50 et après, l’introspection qui devenait la règle parmi les transcendantalistes produisit la source de la plus belle période littéraire des US. Parmi eux, les auteurs qui étaient proches d’ d’Emerson : Thoreau et Walt Whitman. Quelques années plus tard les auteurs comme Hawthorne et Melville démontrent l’importance du transcendantalisme dans leurs ouvrages et défiaient l’optimisme idéaliste de la Nouvelle Angleterre. De tous les auteurs clairement dans le courant transcendantaliste, le plus célèbre, à part Emerson, est Thoreau qui fut sans doute le seul à mettre à l’épreuve la relation de l’homme et de la nature en correspondance avec sa personnalité exceptionnelle, ce que nous allons examiner maintenant
Le sous-titre de cette réflexion est « philosophie et écologie ».
Dans mon exposé je me propose donc de réfléchir sur cette association qu’a peut-être fait, lui-même, Henry David Thoreau non seulement en s’installant dans des bois, au bord d’un lac, en 1845, pendant deux ans, deux mois et deux jours, bien que le terme « écologie » dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui n’ait pas été un concept de Thoreau. Cependant, ce philosophe en Lettres Classiques, universitaire et penseur pragmatique avant William James, a vécu au cours de ce laps de temps une aventure que je dirais « écologique », devant et dans la nature, mais avec ses livres aussi. Il a fait de cette expérience un voyage vers l’évidente nécessité d’une vie intérieure riche conduisant l’être humain non seulement au respect de l’environnement dans sa totalité, mais aussi, et peut-être surtout conduisant à la réalité nécessaire et active de la conscience, qui rend tout un chacun libre, dans une vraie démocratie. Ses réflexions sont notées dans ce carnet de voyage à travers les quatre saisons de ce nord-est américain, saisons au creux desquelles marche l’homme vers un futur en osmose avec cette nature qui l’entoure et qui est encore lui, nature dont il ne peut se séparer sans mourir. Ce voyage apparemment solitaire de Thoreau nous invite à nous mettre en route encore aujourd’hui, bien que nos objectifs individuels et sociétaux ne soient plus tout à fait ceux de ce homme du cœur du 19ème siècle aux Etats-Unis, comme je vais tenter de le mettre au jour. Pour ce faire, je vais d’abord présenter le lieu, puis la personnalité de Thoreau et les raisons de son choix de vie à Walden, ensuite je brosserai son cheminement d’intellectuel pratique au cours de sa vie dans les bois, enfin je considérerai son influence possible sur notre attitude, aujourd’hui, ou l’attitude que nous souhaitons ou devrions avoir.
En effet, Henry David Thoreau à Walden, au bord d‘un étang, cela nous fait encore rêver, d’autant plus que sa célèbre cabane tout à fait minimale -une seule pièce- a inspiré Le Corbusier qui en a construit une, sur la côte d’Azur, vers la fin de sa vie, légèrement mieux agencée, cependant, que celle de Thoreau qui ne disposait, pour la faire, que de ses mains, quelques outils élémentaires, et le bois environnant. Technique très limitée. Mais situons-nous d’abord.
Si on peut encore aller voir le site de Walden, il est maintenant en bordure du béton et des habitations modernes : Concord, petit village au nord de Boston au 19ème siècle, est maintenant une grande ville -en termes européens- très à la mode pour une classe moyenne américaine aisée. Il faut souligner, cependant, que même à l’époque de Thoreau, Walden n’était pas très éloigné de Concord où l’auteur allait relativement fréquemment, ainsi qu’il le mentionne dans son livre, car comme il l’écrit, il n’était pas un ermite. Mais l’état des routes (plutôt des chemins), la petite densité de population au village et dans ses alentours donnaient à ces forêts environnantes, apparemment infinies, un sentiment de « fin du monde » ou de profondeur du monde. D’autre part, la dimension des arbres sur ce continent ne pouvait que donner au passant un sentiment de petitesse, de saisissement de cette grandeur, qui devenait synonyme de beauté. Tout sentiment qui peut encore renaître aujourd’hui chez le voyageur en dépit de la domestication de la nature.
Mais la nature au 19ème siècle revêtait aussi un caractère personnel pour l’habitant, ou le promeneur, elle était souvent personnifiée par le poète et le philosophe. L’époque était celle du Romantisme, certes, et aux Etats-Unis, dans cette région du nord – est, elle voyait se développer le transcendantalisme, dit américain à cause de ses caractéristiques bien définies, transcendantalisme auquel Thoreau a totalement adhéré sous l‘influence de son mentor et grand ami, Ralph Waldo Emerson. En fait, le transcendantalisme explique en grande partie l’objectif et les conséquences de ces deux années (deux mois et deux jours) passées par Thoreau à Walden, dans ce qui était une tentative d’autarcie en solitaire afin de réaliser sa vie intérieure, son paradis intérieur dans le paradis extérieur, en quelque sorte. Voyons maintenant les grands traits de cette philosophie en relation avec la nature.
Sans remonter aux racines mêmes du transcendantalisme au 18ème siècle, rappelons cependant que ce mouvement philosophique vient de l ’Eglise unitarienne qui prêchait une foi en un Dieu « total » associant la nature au vécu de la foi. Cette démarche devint ce que l’on appelle un universalisme dont la conséquence majeure serait une harmonie sociale et morale. Ceci mit en lumière instinctivement l’égalité et la fraternité d’un homme universel, homme universel qui fait un tout avec la nature, un « tout » ouvert, actif : c’ est une vérité à chercher en se laissant pénétrer de la méditation fondée sur l’extérieur afin d’ apercevoir cette vérité dans la vie intérieure et de la vivre. Le monde extérieur devient, en quelque sorte, un médiateur, un moyen. C’est un chemin ardu : il faut faire face à de nombreuses difficultés afin de prendre conscience de cette vérité, mais une fois comprise et admise, cette vérité ouvrait un monde nouveau. Un monde nouveau… cette recherche était enthousiasmante, ainsi que l’a si bien décrite Emerson, un des chefs de file du mouvement, sans doute le plus important. Mais comme bien souvent, le mouvement transcendantaliste se scinda assez vite en deux groupes : l’un se faisait le champion de l’indépendance individuelle, l’autre stressait la fraternité et l’altruisme afin d’atteindre ou de créer le bien commun. Emerson et Thoreau représentèrent et représentent encore aujourd’hui le premier groupe, philosophie exigeante de cet individualisme, qui perdure aujourd’hui.
Le transcendantalisme doit beaucoup, aussi, aux philosophes européens, notamment les idéalistes allemands et à Madame de Staël qui démontra la présence de la relation très riche entre les écrits des philosophes comme Kant et la culture nationale, relation qui devint un élément clé du transcendantalisme américain. La conscience individuelle devint le centre de l’individu qui adopta là une nouvelle façon de voir le monde : sa conscience devint le prisme de sa vision du monde, et dans cette vision du monde, il y avait une religion vivante.
Une autre grande influence sur ce développement aux Etats-Unis vint du suédois Swedenborg, fondateur de la Nouvelle Jérusalem. Il légua aux transcendantalistes sa célèbre Correspondance Universelle dans laquelle il souligne le lien étroit entre nature et esprit. Cette correspondance universelle établit que le corps est l’expression de l’âme, donc la nature sous toutes ses formes obéit au monde spirituel vivant. Swedenborg vit une correspondance indiscutable entre le monde matériel et les réalités spirituelles. Donc les hommes devaient se dépouiller de leur vie extérieure afin de développer une vie intérieure riche. Par « vie extérieure » il faut comprendre la vie en société et « le monde matériel », c’est-à-dire qu’il fallait ne plus avoir confiance dans les structures économiques construisant le rapport au travail et la consommation personnelle des biens produits par ce travail de cette société afin d’élaborer une recherche personnelle, ce que Thoreau a analysé et argué tant dans « Walden » que dans « La désobéissance civile ». En fait, comme Emerson le disait, « l’esprit doit devenir conscient de lui-même » et guider toutes nos décisions. Thoreau était d’autant plus convaincu de ceci qu’il avait commencé sa carrière d’écrivain-journaliste par le journal « Dial », medium principal des transcendantalistes dirigé -plus ou moins- par Emerson. Mais cette conscience de soi-même et sa prédominance à l’heure des choix ne peut être basée que sur une idée vraie de ce que l’on veut être car, puisque l’on vit, malgré tout, en société, on ne peut joindre les autres que quand on a fait soi-même l’expérience du paradis intérieur, afin de restaurer le paradis extérieur. Et c’est ce paradis extérieur – une société fondée sur l’harmonie avec la nature créée par une sage utilisation de ce qu’elle offre, la paix ainsi trouvée avec les autres, le dialogue constructif restauré – que suggère Thoreau à travers son analyse intérieure, souvent presque spirituelle, de l’influence de son environnement sur lui, environnement composé non seulement de la nature en tant que telle, mais aussi des obligations de son choix de vie comme cultiver son champ, pêcher, choix fait aussi de ses relations avec les autres – le paysan irlandais, le chasseur, les habitants de Concord, par exemple– environnement du monde moderne matérialisé par le train qui passe et siffle, et symbolise le travail dur des hommes… Il s’agit là d’une mise à l’épreuve par Thoreau de la relation de l’homme avec la nature, en correspondance avec sa personnalité, il faut le souligner, exceptionnelle. Pour comprendre cette personnalité il nous faut dire quelques mots de sa biographie.
Thoreau est né en 1817 à Concord, où il mourra en 1862, juste avant la Guerre de Sécession. Son père avait une entreprise de crayons dans laquelle le jeune David Henry travailla avant d’entrer à Harvard où il fit des études brillantes en Lettres Classiques, comme la majorité de ses confrères de Harvard et de sa classe sociale. Bien sûr, il voyagea lui aussi en Europe et fut inspiré, comme beaucoup de transcendantalistes, par Coleridge. On peut se demander ce qu’aurait été l’attitude de Thoreau devant la guerre de Sécession et après son cheminement à Walden. Ce que l’on sait c’est que sa famille était d’avant-garde et plutôt anti-esclavagiste. Lui-même avait pris fait et cause pour Brown, considéré comme terroriste anti-esclavagiste dont Thoreau disait qu’il avait étudié la liberté à l’université de la vie dans l’Ouest, c e qui soulignait l’influence forte que sa vie dans les bois avait eu sur lui. En effet, grâce à ses réflexions sur sa vie solitaire et autonome dans les bois, Thoreau pouvait souligner que Brown avait un grand sens commun, qualité de grande importance pour un anglo-saxon, qualité qu’il identifia clairement dans son livre dans le personnage du chasseur-pêcheur. Brown était un homme direct dans ses actions comme dans son parler ce que Thoreau montre pour lui-même dans son ouvrage au cours des rencontres avec le paysan irlandais, notamment, et aussi dans le suivi de ses analyses sur ses découvertes tant sur lui-même que dans l’environnement. Enfin, Brown, selon Thoreau, était bien un transcendantaliste car il n’hésita pas à agir violemment mais en conscience, et la recherche de la vérité « en conscience » est bien ce qui sous-tend « Walden ou la vie dans les bois », publié en 1854, presque dix ans après ses deux ans de vie à peu près solitaire. Mais qu’était Walden ?
Un étang et un terrain de grandeur modeste à quelques kilomètres de Concord, dans les bois, acheté par Emerson et prêté à Thoreau. Il faut se remettre dans l’époque : ces quelques acres étaient sûrement touffus, et Thoreau dut les défricher afin de construire une cabane avec son mobilier – minimum- et clarifier suffisamment de terrain pour cultiver sa nourriture. Sa décision de vivre quelque temps seul ne vint pas, en fait, du seul attrait particulier envers la nature, mais fut motivé, surtout, par le décès de son frère John avec lequel il avait fait tant de voyages dans la région, et dont il était très proche. En quelque sorte, Thoreau associa, dans ce projet, la pensée introspective et la nature afin de trouver une paix guérisseuse, une harmonie. Projet tout à fait réalisable pour cet homme doué d’un sens pratique, un homme manuel, un arpenteur de métier, et un intellectuel, car les livres étaient dans les bagages. Le projet n’était pas, cependant, comme nous l’avons dit, de vivre en ermite : il rencontra des fermiers ainsi qu’il le décrit dans son chapitre (ou section) appelé « Visiteurs » ou « la ferme Baker ». Ou même en allant au village de Concord de temps en temps. Non, son projet était basé sur une décision tout intérieure : un voyage vers lui-même : « Je suis allé dans les bois parce que je souhaitais vivre libre, afin de faire face aux seuls faits essentiels de la vie, et voir si je pouvais apprendre ce que ces faits avaient à m’enseigner, afin que, sur le point de mourir je ne m’aperçoive pas que je n’ai pas vécu. » … « Je voulais vivre en profondeur et absorber toute la moelle de la vie, vivre en spartiate, détruire tout ce qui n’était pas la vie, pousser la vie dans un coin et la réduire à sa plus stricte simplicité ». « Simplicité » le moto de Thoreau…
Cette simplicité, Thoreau va la comprendre et la mettre en œuvre, d’une certaine façon, par l’examen de tout ce qui fait le quotidien de la société de son époque, mais aussi la nôtre avec plus de media disponibles. Il analyse donc le rôle des journaux afin de les écarter de ses occupations car, dit-il, ils ne rapportent que des commérages lus par les femmes en buvant leur thé. Autre élément à supprimer, ou du moins à réduire jusqu’à sa simple expression, le courrier, souvent inutile ; évitons aussi le train « qui nous roule dessus plutôt que nous roulons dedans » car il fait du bruit et symbolise le travail incessant des travailleurs, dans la construction du train comme dans le développement industriel et urbain. Ce quotidien qui dévore le temps des habitants de la Nouvelle Angleterre était, pour Thoreau, très superficiel, donc un obstacle à la recherche de la vérité individuelle, vérité qui est une aspiration profonde de tous les hommes, qui donne un sens à la vie et une direction sociale. En effet, ce quotidien est un obstacle car pour trouver cette vérité unique à chacun, et pouvoir la partager pour un bien commun, nous devons accepter que l’univers répond à toutes nos questions, si nous prenons le temps de l’observer, de l’écouter. Thoreau pense donc qu’il a fait le bon choix de vie dans ce lieu à l’écart de la société, car, dit-il, « ma résidence me permettait de penser, d’avoir des lectures sérieuses, plus qu’une université… ». Lire… les livres sont pour lui une richesse infinie et un héritage bienvenu des générations et des nations. C’est dans les livres que le lecteur trouve l’indicible dit, la sagesse, en somme.
Mais les livres et le rejet de ce qui fait le quotidien du citadin ne sont pas l’unique objectif du séjour de Thoreau à Walden : il y a aussi la vie de la nature qui l’entoure et participe à la construction de sa vie intérieure, de sa vérité. Cette vie est multiple et Thoreau en cite quelques éléments enrichissants pour lui : les sons qui apportent le bonheur et le plaisir de la rencontre : par les matins ensoleillés il s’assoit sur son seuil et entend et écoute les oiseaux qui chantent ou volent sans bruit réel, même dans sa maison ; ce train auquel il s’oppose en tant que technologie, peut devenir synonyme de rencontre quand son sifflet lui rappelle la chouette passant au-dessus des champs et le prévient, aussi, de l’arrivée de quelque marchand ou aventurier ; le meuglement des vaches le soir peut lui rappeler la voix d’un ménestrel qui viendrait lui jouer une sérénade ; quant au chant du hibou, il est une source de joie suggérant une nature vaste et encore inconnue des hommes. Ces sons, dont la liste est encore plus longue, lui fait dire : « J’étais tout à coup sensible à cette douce et bénéfique société de la nature, au crépitement des gouttes de pluie, une infinie et impossible à rapporter amitié, une atmosphère qui me nourrissait, rendant insignifiant tous les avantages d’un voisinage humain ».
Cependant, Thoreau associa solitude et rencontres humaines, bien que, pour la plupart du temps il aimât se sentir seul car, écrit-il « un homme qui pense ou qui travaille est toujours seul ». D’une part, il avait des visiteurs -qui devaient observer un certain code en respectant une distance favorable aux changes sérieux ; d’autre part, il rencontra, au cours de ses promenades des hommes curieux, du moins à ses yeux, comme, par exemple cet habitant humble et simple dont les seuls livres étaient un almanach et un livre d’arithmétique tout en ayant ses propres opinions sur les institutions de la société. Son niveau de pensée était primitif, dit Thoreau, mais c’était un génie illettré et humble. Cependant, la grande question pour la vie à Walden était survivre.
Sa survie consistait à pêcher et cultiver son champ. Un des récits les plus lus dans son livre est bien celui de son champ de haricots. Bien sûr, il en récolta, mais ce qui le frappa le plus en le labourant, fut la découverte d’artéfacts prouvant la vie antérieure d’une nation, vie non rapportée dans les chroniques mais bien réelle. Cette découverte lui fit comprendre que nous devrions être concernés non seulement par la culture nourricière, mais aussi, et peut-être surtout pour le transcendantaliste qu’il était, par les autres générations humaines : passées, présentes, et futures. Ces générations sont autant de compagnons de route pour nous, qui nous incitent à comprendre et conserver le côté sacré de la gestion de la vie. On voit donc bien, dans cet épisode, que ces découvertes par la vie au bord de l’étang lui font voir l’harmonie apportée par la nature et par les visiteurs. Et ces découvertes le font se découvrir lui-même : si le paysage n’est pas grandiose, l’eau de l’étang est si pure, et sa profondeur si grande qu’elles incitent l’homme à rechercher sa vérité dans cette nature sans limites. Si tel est l’objectif de cet homme – une vie simple dans l’harmonie et l’infini de la nature- ce n’est qu’une question de choix qu’il doit faire et assumer.
Cette question du choix personnel est bien illustrée par la visite qu’il rend à un paysan irlandais, immigré de peu, qui se plaint que la vie soit si dure dans ces bois. Thoreau lui fait alors une leçon d’austérité, ou d’économie raisonnée en lui montrant que tout ce qui fait le dur quotidien de sa famille pourrait être supprimé afin de vivre avec ce que la nature procure et vivre dans la joie de chercher et identifier le don qu’elle fait. De plus, l’anxiété de la survie serait diminuée. En fait, lui suggère-t-il, nous avons toujours la possibilité de vivre autrement, c’est notre liberté : « La seule vraie Amérique est ce pays où vous pouvez librement avoir un mode de vie qui vous permet de vivre en faisant un choix libre, et où l’Etat ne vous oblige pas à payer pour le maintien de l’esclavage et la guerre et d’autres dépenses inutiles qui directement ou indirectement sont payées par cet usage du quotidien ». Ce qui amena Thoreau à considérer la spiritualité.
Dans la section dite « des lois élevées », il souligne que le temps passant dans les bois, il se sentait tiré vers une vie spirituelle plus élevée sans pour cela mépriser un niveau plus sauvage ou primitif car il aimait les deux aspects de la vie. D’ailleurs, il pense que tout homme cultivé est enclin à mesurer sa nourriture, car tout est dans la mesure si l’on se souvient que l’excès a détruit la Grèce et Rome. Ce qui pourrait bien arriver à l’Amérique. Donc, c’est à chacun de comprendre que « tout homme construit son temple appelé son corps, pour le Dieu qu’il vénère, selon un style purement le sien. Nous sommes tous sculpteurs et peintres, et notre matériau est le nôtre, notre chair, notre sang et nos os. Toute noblesse commence tout de suite par raffiner les traits d’un homme, toute méchanceté ou sensualité l’enlaidit ». Mais que nous apporte ce livre aujourd’hui, tant sur la connaissance des Américains que sur notre approche de notre environnement au 21ème siècle ?
On perçoit clairement dans « Walden ou la vie dans les bois » le courant transcendantaliste : à la recherche d’une voie « américaine », le culte de l’individu singulier, autonome, capable d’affirmer sa particularité, délivré du conformisme étouffant et du traditionalisme sclérosant. Thoreau célèbre une nature sacralisée, où l’immanence du Divin se fait partout sentir. Cet ouvrage est vraiment plus un carnet de voyage qu’un livre-essai : pour chaque section, correspondant plus ou moins à chaque saison, Thoreau regarde, dissèque, et dénonce, amusé, nos agitations vagues, nos habitudes idiotes, nos folies ordinaires et propose une solution qui ne réclame qu’un peu de détermination, un investissement financier minimal pour des recettes spirituelles maximales : « En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse ». En fait, Thoreau n’oppose pas l’économie (recherche du bien-être matériel) à l’éthique (recherche du seul bien moral), mais il remet en cause les hiérarchies admises, les évidences sociales. Le coût d’une chose est défini comme le montant de la vie en échange car la misère la plus courante est celle de ceux qui veulent avoir davantage, qui n’ont de cesse de se comparer aux autres. Quoi de plus contemporain ? ou quoi de plus désirable quand il revendique une pauvreté « volontaire », épurée, pauvreté qui se polit, se perfectionne, éprouve sa douceur, délivre du superflu, de l’inutile, de tout ce qui finit par nous enfermer dans des identités stables, dans des modes de vie définitifs, des contraintes sociales étouffantes, alors qu’on est vraiment riche que de la possibilité de nous réinventer. Thoreau nous fait comprendre encore aujourd’hui que l’accélération des vies, ou de la vie, nous fait perdre la saveur, le grain de notre présence aux autres, au monde, et à nous-mêmes. Nos vies deviennent inaudibles, incompréhensibles prises dans cette technique qui nous fait vieillir en nous saturant d’informations, de bruits, d’images et en nous faisant oublier la transparence de l’aube car l’aurore est notre vrai futur, notre jeunesse qui nous devance toujours, et le retour au sauvage n’a de sens que de nous rendre plus aptes à nous réinventer.
Et Thoreau s’est, quelque part, réinventé en choisissant de vivre à l’écart de la société, après la mort de son frère, et dans le cadre idéologique du transcendantalisme. Nous avons montré dans notre réflexion précédente, qu’il ne voulait pas, cependant, se couper de la société. En fait, il a continué à vivre socialement, mais, comme l’écrit le pape François dans « Laudato si » « avec notre planète Terre, riche en couleurs, parfums, surprises visuelles et sonores, tous objets d’émerveillement pour tant d’êtres humains au cours des millénaires ». Thoreau a compris que nous sommes, nous les êtres humains, un tout avec notre environnement : les oiseaux du ciel, l’eau des mers et des sources, les plantes, tous les animaux, nous sommes tous les habitants de ce que François appelle « la maison commune ». Et nous devons garder cette relation productive, porteuse de fruits. Comme Thoreau l’a pressenti, nous avons, avec la nature, une relation de réciprocité, d’échange : Thoreau s’est nourri physiquement de son environnement, qui lui a permis de se nourrir intellectuellement, de faire le point sur lui-même, de faire grandir sa richesse intérieure. Celle-ci est faite de ses observations de ses bois, de l’étang, du ciel, des rencontres avec d’autres hommes passant ou installés : observations qui l’ont mené à faire des connexions fructueuses avec ses lectures et avec la vie de sa société contemporaine : la technologie, comme ce train qui passe aux abords de Walden, est bien vue par Thoreau : elle peut dominer sa vie quand le train siffle et pouffe, quand ce train nécessite un travail ardu et dangereux pour les hommes, mais ce train est aussi le prélude à des chants d’oiseaux, l’annonce de visiteurs souvent bienvenus. Nous aussi, nous devons être conscients de ce double tranchant de la technologie : parce qu’elle nous a permis, depuis le 18ème siècle de progresser en santé, sécurité, et socialement, nous sommes trop confiants, aujourd’hui, en ses réponses à nos questions, et, peut-être sommes-nous en voie d’être dominés par elle. Même si la science peut guérir l’esprit et donc nous libérer, dans une certaine mesure, de certains conditionnements matériels. La solitude riche de Thoreau dans les bois lui a fait comprendre que technologie et économie -par l’essor des machines et de la société américaine de son époque avec ses crises financières et ses rejetés- ne pouvaient lui faire, nous faire, oublier les autres aspects de l’être humain comme la responsabilité, les valeurs morales et la conscience. Thoreau sait qu’il n’est pas possesseur de tout ce qui l’entoure, qui est somme toute limité tant dans les offres que dans la durée : il doit alors saisir que son environnement ne lui offre qu’une aide à survivre, qu’une aide à vivre pleinement en tant qu’être unique et libre. Thoreau nous propose un autre mode de vie, du moins nous dit-il que nous devrions penser à un autre mode de vie : réinventer notre projet en tant qu’individu, et, par voie de conséquence, notre projet sociétal. Ses activités à la fois pratiques, sociales et intellectuelles nous suggèrent que nous devrions être interdisciplinaires pour associer savoir technique, philosophique, et éthique afin d’éviter la poursuite de la dégradation de notre environnement, donc notre dégradation. Enfin, nous devrions reconsidérer notre mode de vie : notre excès de consommation est une illusion qui obstrue notre vie intérieure, donc notre discernement en toute conscience. Comme Thoreau le montre au paysan irlandais, posons-nous la question fondamentale : de quoi avons-nous réellement besoin pour favoriser une croissance physique saine, alliée à une réflexion morale et intellectuelle riche, l’ensemble conduisant à un vivre ensemble harmonieux ? Cette question n’oblitère pas le fait que la réponse dépend de chacun, dans ce qu’il ou elle est, dans ses projets, en toute conscience, en vraie conscience. Mais elle doit être posée.
Dans notre monde « mondialisé » une telle démarche suppose, peut-être, le développement d’une conscience universelle. Mais il n’est pas question que d’idées, mais surtout de motivation afin d’agir avec intelligence et raison pour atteindre le bien-être et voir la beauté du monde dit sauvage. Thoreau nous a montré, bien sûr dans une époque singulière, et selon une philosophie spécifique, que l’on peut, en fait, jouir avec peu, dans une espèce de sobriété morale. Ces choix seront libérateurs de toute insatisfaction, et contribueront à nous rendre consciemment présents à la nature et à chaque être humain. Alors Thoreau, Sauvage ou Sage ?
ce mouvement philosophique vient de l’ Eglise unitarienne qui prêchait une foi en un Dieu « total » associant la nature au vécu de la foi. Cette démarche devint ce que l’on appelle un universalisme dont la conséquence majeure serait une harmonie sociale et morale. Ceci mit en lumière instinctivement l’égalité et la fraternité d’un homme universel, homme universel qui fait un tout avec la nature, un « tout » ouvert, actif : c’ est une vérité à chercher en se laissant pénétrer de la méditation fondée sur l’extérieur afin d’ apercevoir cette vérité dans la vie intérieure et de la vivre. Le monde extérieur devient, en quelque sorte, un médiateur, un moyen. C’est un chemin ardu : il faut faire face à de nombreuses difficultés afin de prendre conscience de cette vérité, mais une fois comprise et admise, cette vérité ouvrait un monde nouveau. Un monde nouveau… cette recherche était enthousiasmante, ainsi que l’a si bien décrite Emerson, un des chefs de file du mouvement, sans doute le plus important. Mais comme bien souvent, le mouvement transcendantaliste se scinda assez vite en deux groupes : l’un se faisait le champion de l’indépendance individuelle, l’autre stressait la fraternité et l’altruisme afin d’atteindre ou de créer le bien commun. Emerson et Thoreau représentèrent et représentent encore aujourd’hui le premier groupe, philosophie exigeante de cet individualisme, qui perdure aujourd’hui.
Le transcendantalisme doit beaucoup, aussi, aux philosophes européens, notamment les idéalistes allemands et à Madame de Staël qui démontra la présence de la relation très riche entre les écrits des philosophes comme Kant et la culture nationale, relation qui devint un élément clé du transcendantalisme américain. La conscience individuelle devint le centre de l’individu qui adopta là une nouvelle façon de voir le monde : sa conscience devint le prisme de sa vision du monde, et dans cette vision du monde, il y avait une religion vivante.
Une autre grande influence sur ce développement aux Etats-Unis vint du suédois Swedenborg, fondateur de la Nouvelle Jérusalem. Il légua aux transcendantalistes sa célèbre Correspondance Universelle dans laquelle il souligne le lien étroit entre nature et esprit. Cette correspondance universelle établit que le corps est l’expression de l’âme, donc la nature sous toutes ses formes obéit au monde spirituel vivant. Swedenborg vit une correspondance indiscutable entre le monde matériel et les réalités spirituelles. Donc les hommes devaient se dépouiller de leur vie extérieure afin de développer une vie intérieure riche. Par « vie extérieure » il faut comprendre la vie en société et « le monde matériel », c’est-à-dire qu’il fallait ne plus avoir confiance dans les structures économiques construisant le rapport au travail et la consommation personnelle des biens produits par ce travail de cette société afin d’élaborer une recherche personnelle, ce que Thoreau a analysé et argué tant dans « Walden » que dans « La désobéissance civile ». En fait, comme Emerson le disait, « l’esprit doit devenir conscient de lui-même » et guider toutes nos décisions. Thoreau était d’autant plus convaincu de ceci qu’il avait commencé sa carrière d’écrivain-journaliste par le journal « Dial », medium principal des transcendantalistes dirigé -plus ou moins- par Emerson. Mais cette conscience de soi-même et sa prédominance à l’heure des choix ne peut être basée que sur une idée vraie de ce que l’on veut être car, puisque l’on vit, malgré tout, en société, on ne peut joindre les autres que quand on a fait soi-même l’expérience du paradis intérieur, afin de restaurer le paradis extérieur. Et c’est ce paradis extérieur – une société fondée sur l’harmonie avec la nature créée par une sage utilisation de ce qu’elle offre, la paix ainsi trouvée avec les autres, le dialogue constructif restauré – que suggère Thoreau à travers son analyse intérieure, souvent presque spirituelle, de l’influence de son environnement sur lui, environnement composé non seulement de la nature en tant que telle, mais aussi des obligations de son choix de vie comme cultiver son champ, pêcher, choix fait aussi de ses relations avec les autres – le paysan irlandais, le chasseur, les habitants de Concord, par exemple– environnement du monde moderne matérialisé par le train qui passe et siffle, et symbolise le travail dur des hommes… Il s’agit là d’une mise à l’épreuve par Thoreau de la relation de l’homme avec la nature, en correspondance avec sa personnalité, il faut le souligner, exceptionnelle. Pour comprendre cette personnalité il nous faut dire quelques mots de sa biographie.
Thoreau est né en 1817 à Concord, où il mourra en 1862, juste avant la Guerre de Sécession. Son père avait une entreprise de crayons dans laquelle le jeune David Henry travailla avant d’entrer à Harvard où il fit des études brillantes en Lettres Classiques, comme la majorité de ses confrères de Harvard et de sa classe sociale. Bien sûr, il voyagea lui aussi en Europe et fut inspiré, comme beaucoup de transcendantalistes, par Coleridge. On peut se demander ce qu’aurait été l’attitude de Thoreau devant la guerre de Sécession et après son cheminement à Walden. Ce que l’on sait c’est que sa famille était d’avant-garde et plutôt anti-esclavagiste. Lui-même avait pris fait et cause pour Brown, considéré comme terroriste anti-esclavagiste dont Thoreau disait qu’il avait étudié la liberté à l’université de la vie dans l’Ouest, c e qui soulignait l’influence forte que sa vie dans les bois avait eu sur lui. En effet, grâce à ses réflexions sur sa vie solitaire et autonome dans les bois, Thoreau pouvait souligner que Brown avait un grand sens commun, qualité de grande importance pour un anglo-saxon, qualité qu’il identifia clairement dans son livre dans le personnage du chasseur-pêcheur. Brown était un homme direct dans ses actions comme dans son parler ce que Thoreau montre pour lui-même dans son ouvrage au cours des rencontres avec le paysan irlandais, notamment, et aussi dans le suivi de ses analyses sur ses découvertes tant sur lui-même que dans l’environnement. Enfin, Brown, selon Thoreau, était bien un transcendantaliste car il n’hésita pas à agir violemment mais en conscience, et la recherche de la vérité « en conscience » est bien ce qui sous-tend « Walden ou la vie dans les bois », publié en 1854, presque dix ans après ses deux ans de vie à peu près solitaire. Mais qu’était Walden ?
Un étang et un terrain de grandeur modeste à quelques kilomètres de Concord, dans les bois, acheté par Emerson et prêté à Thoreau. Il faut se remettre dans l’époque : ces quelques acres étaient sûrement touffus, et Thoreau dut les défricher afin de construire une cabane avec son mobilier – minimum- et clarifier suffisamment de terrain pour cultiver sa nourriture. Sa décision de vivre quelque temps seul ne vint pas, en fait, du seul attrait particulier envers la nature, mais fut motivé, surtout, par le décès de son frère John avec lequel il avait fait tant de voyages dans la région, et dont il était très proche. En quelque sorte, Thoreau associa, dans ce projet, la pensée introspective et la nature afin de trouver une paix guérisseuse, une harmonie. Projet tout à fait réalisable pour cet homme doué d’un sens pratique, un homme manuel, un arpenteur de métier, et un intellectuel, car les livres étaient dans les bagages. Le projet n’était pas, cependant, comme nous l’avons dit, de vivre en ermite : il rencontra des fermiers ainsi qu’il le décrit dans son chapitre (ou section) appelé « Visiteurs » ou « la ferme Baker ». Ou même en allant au village de Concord de temps en temps. Non, son projet était basé sur une décision tout intérieure : un voyage vers lui-même : « Je suis allé dans les bois parce que je souhaitais vivre libre, afin de faire face aux seuls faits essentiels de la vie, et voir si je pouvais apprendre ce que ces faits avaient à m’enseigner, afin que, sur le point de mourir je ne m’aperçoive pas que je n’ai pas vécu. » … « Je voulais vivre en profondeur et absorber toute la moelle de la vie, vivre en spartiate, détruire tout ce qui n’était pas la vie, pousser la vie dans un coin et la réduire à sa plus stricte simplicité ». « Simplicité » le moto de Thoreau…
Cette simplicité, Thoreau va la comprendre et la mettre en œuvre, d’une certaine façon, par l’examen de tout ce qui fait le quotidien de la société de son époque, mais aussi la nôtre avec plus de media disponibles. Il analyse donc le rôle des journaux afin de les écarter de ses occupations car, dit-il, ils ne rapportent que des commérages lus par les femmes en buvant leur thé. Autre élément à supprimer, ou du moins à réduire jusqu’à sa simple expression, le courrier, souvent inutile ; évitons aussi le train « qui nous roule dessus plutôt que nous roulons dedans » car il fait du bruit et symbolise le travail incessant des travailleurs, dans la construction du train comme dans le développement industriel et urbain. Ce quotidien qui dévore le temps des habitants de la Nouvelle Angleterre était, pour Thoreau, très superficiel, donc un obstacle à la recherche de la vérité individuelle, vérité qui est une aspiration profonde de tous les hommes, qui donne un sens à la vie et une direction sociale. En effet, ce quotidien est un obstacle car pour trouver cette vérité unique à chacun, et pouvoir la partager pour un bien commun, nous devons accepter que l’univers répond à toutes nos questions, si nous prenons le temps de l’observer, de l’écouter. Thoreau pense donc qu’il a fait le bon choix de vie dans ce lieu à l’écart de la société, car, dit-il, « ma résidence me permettait de penser, d’avoir des lectures sérieuses, plus qu’une université… ». Lire… les livres sont pour lui une richesse infinie et un héritage bienvenu des générations et des nations. C’est dans les livres que le lecteur trouve l’indicible dit, la sagesse, en somme.
Mais les livres et le rejet de ce qui fait le quotidien du citadin ne sont pas l’unique objectif du séjour de Thoreau à Walden : il y a aussi la vie de la nature qui l’entoure et participe à la construction de sa vie intérieure, de sa vérité. Cette vie est multiple et Thoreau en cite quelques éléments enrichissants pour lui : les sons qui apportent le bonheur et le plaisir de la rencontre : par les matins ensoleillés il s’assoit sur son seuil et entend et écoute les oiseaux qui chantent ou volent sans bruit réel, même dans sa maison ; ce train auquel il s’oppose en tant que technologie, peut devenir synonyme de rencontre quand son sifflet lui rappelle la chouette passant au-dessus des champs et le prévient, aussi, de l’arrivée de quelque marchand ou aventurier ; le meuglement des vaches le soir peut lui rappeler la voix d’un ménestrel qui viendrait lui jouer une sérénade ; quant au chant du hibou, il est une source de joie suggérant une nature vaste et encore inconnue des hommes. Ces sons, dont la liste est encore plus longue, lui fait dire : « J’étais tout à coup sensible à cette douce et bénéfique société de la nature, au crépitement des gouttes de pluie, une infinie et impossible à rapporter amitié, une atmosphère qui me nourrissait, rendant insignifiant tous les avantages d’un voisinage humain ».
Cependant, Thoreau associa solitude et rencontres humaines, bien que, pour la plupart du temps il aimât se sentir seul car, écrit-il « un homme qui pense ou qui travaille est toujours seul ». D’une part, il avait des visiteurs -qui devaient observer un certain code en respectant une distance favorable aux changes sérieux ; d’autre part, il rencontra, au cours de ses promenades des hommes curieux, du moins à ses yeux, comme, par exemple cet habitant humble et simple dont les seuls livres étaient un almanach et un livre d’arithmétique tout en ayant ses propres opinions sur les institutions de la société. Son niveau de pensée était primitif, dit Thoreau, mais c’était un génie illettré et humble. Cependant, la grande question pour la vie à Walden était survivre.
Sa survie consistait à pêcher et cultiver son champ. Un des récits les plus lus dans son livre est bien celui de son champ de haricots. Bien sûr, il en récolta, mais ce qui le frappa le plus en le labourant, fut la découverte d’artéfacts prouvant la vie antérieure d’une nation, vie non rapportée dans les chroniques mais bien réelle. Cette découverte lui fit comprendre que nous devrions être concernés non seulement par la culture nourricière, mais aussi, et peut-être surtout pour le transcendantaliste qu’il était, par les autres générations humaines : passées, présentes, et futures. Ces générations sont autant de compagnons de route pour nous, qui nous incitent à comprendre et conserver le côté sacré de la gestion de la vie. On voit donc bien, dans cet épisode, que ces découvertes par la vie au bord de l’étang lui font voir l’harmonie apportée par la nature et par les visiteurs. Et ces découvertes le font se découvrir lui-même : si le paysage n’est pas grandiose, l’eau de l’étang est si pure, et sa profondeur si grande qu’elles incitent l’homme à rechercher sa vérité dans cette nature sans limites. Si tel est l’objectif de cet homme – une vie simple dans l’harmonie et l’infini de la nature- ce n’est qu’une question de choix qu’il doit faire et assumer.
Cette question du choix personnel est bien illustrée par la visite qu’il rend à un paysan irlandais, immigré de peu, qui se plaint que la vie soit si dure dans ces bois. Thoreau lui fait alors une leçon d’austérité, ou d’économie raisonnée en lui montrant que tout ce qui fait le dur quotidien de sa famille pourrait être supprimé afin de vivre avec ce que la nature procure et vivre dans la joie de chercher et identifier le don qu’elle fait. De plus, l’anxiété de la survie serait diminuée. En fait, lui suggère-t-il, nous avons toujours la possibilité de vivre autrement, c’est notre liberté : « La seule vraie Amérique est ce pays où vous pouvez librement avoir un mode de vie qui vous permet de vivre en faisant un choix libre, et où l’Etat ne vous oblige pas à payer pour le maintien de l’esclavage et la guerre et d’autres dépenses inutiles qui directement ou indirectement sont payées par cet usage du quotidien ». Ce qui amena Thoreau à considérer la spiritualité.
Dans la section dite « des lois élevées », il souligne que le temps passant dans les bois, il se sentait tiré vers une vie spirituelle plus élevée sans pour cela mépriser un niveau plus sauvage ou primitif car il aimait les deux aspects de la vie. D’ailleurs, il pense que tout homme cultivé est enclin à mesurer sa nourriture, car tout est dans la mesure si l’on se souvient que l’excès a détruit la Grèce et Rome. Ce qui pourrait bien arriver à l’Amérique. Donc, c’est à chacun de comprendre que « tout homme construit son temple appelé son corps, pour le Dieu qu’il vénère, selon un style purement le sien. Nous sommes tous sculpteurs et peintres, et notre matériau est le nôtre, notre chair, notre sang et nos os. Toute noblesse commence tout de suite par raffiner les traits d’un homme, toute méchanceté ou sensualité l’enlaidit ». Mais que nous apporte ce livre aujourd’hui, tant sur la connaissance des Américains que sur notre approche de notre environnement au 21ème siècle ?
On perçoit clairement dans « Walden ou la vie dans les bois » le courant transcendantaliste : à la recherche d’une voie « américaine », le culte de l’individu singulier, autonome, capable d’affirmer sa particularité, délivré du conformisme étouffant et du traditionalisme sclérosant. Thoreau célèbre une nature sacralisée, où l’immanence du Divin se fait partout sentir. Cet ouvrage est vraiment plus un carnet de voyage qu’un livre-essai : pour chaque section, correspondant plus ou moins à chaque saison, Thoreau regarde, dissèque, et dénonce, amusé, nos agitations vagues, nos habitudes idiotes, nos folies ordinaires et propose une solution qui ne réclame qu’un peu de détermination, un investissement financier minimal pour des recettes spirituelles maximales : « En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse ». En fait, Thoreau n’oppose pas l’économie (recherche du bien-être matériel) à l’éthique (recherche du seul bien moral), mais il remet en cause les hiérarchies admises, les évidences sociales. Le coût d’une chose est défini comme le montant de la vie en échange car la misère la plus courante est celle de ceux qui veulent avoir davantage, qui n’ont de cesse de se comparer aux autres. Quoi de plus contemporain ? ou quoi de plus désirable quand il revendique une pauvreté « volontaire », épurée, pauvreté qui se polit, se perfectionne, éprouve sa douceur, délivre du superflu, de l’inutile, de tout ce qui finit par nous enfermer dans des identités stables, dans des modes de vie définitifs, des contraintes sociales étouffantes, alors qu’on est vraiment riche que de la possibilité de nous réinventer. Thoreau nous fait comprendre encore aujourd’hui que l’accélération des vies, ou de la vie, nous fait perdre la saveur, le grain de notre présence aux autres, au monde, et à nous-mêmes. Nos vies deviennent inaudibles, incompréhensibles prises dans cette technique qui nous fait vieillir en nous saturant d’informations, de bruits, d’images et en nous faisant oublier la transparence de l’aube car l’aurore est notre vrai futur, notre jeunesse qui nous devance toujours, et le retour au sauvage n’a de sens que de nous rendre plus aptes à nous réinventer.
Et Thoreau s’est, quelque part, réinventé en choisissant de vivre à l’écart de la société, après la mort de son frère, et dans le cadre idéologique du transcendantalisme. Nous avons montré dans notre réflexion précédente, qu’il ne voulait pas, cependant, se couper de la société. En fait, il a continué à vivre socialement, mais, comme l’écrit le pape François dans « Laudato si » « avec notre planète Terre, riche en couleurs, parfums, surprises visuelles et sonores, tous objets d’émerveillement pour tant d’êtres humains au cours des millénaires ». Thoreau a compris que nous sommes, nous les êtres humains, un tout avec notre environnement : les oiseaux du ciel, l’eau des mers et des sources, les plantes, tous les animaux, nous sommes tous les habitants de ce que François appelle « la maison commune ». Et nous devons garder cette relation productive, porteuse de fruits. Comme Thoreau l’a pressenti, nous avons, avec la nature, une relation de réciprocité, d’échange : Thoreau s’est nourri physiquement de son environnement, qui lui a permis de se nourrir intellectuellement, de faire le point sur lui-même, de faire grandir sa richesse intérieure. Celle-ci est faite de ses observations de ses bois, de l’étang, du ciel, des rencontres avec d’autres hommes passant ou installés : observations qui l’ont mené à faire des connexions fructueuses avec ses lectures et avec la vie de sa société contemporaine : la technologie, comme ce train qui passe aux abords de Walden, est bien vue par Thoreau : elle peut dominer sa vie quand le train siffle et pouffe, quand ce train nécessite un travail ardu et dangereux pour les hommes, mais ce train est aussi le prélude à des chants d’oiseaux, l’annonce de visiteurs souvent bienvenus. Nous aussi, nous devons être conscients de ce double tranchant de la technologie : parce qu’elle nous a permis, depuis le 18ème siècle de progresser en santé, sécurité, et socialement, nous sommes trop confiants, aujourd’hui, en ses réponses à nos questions, et, peut-être sommes-nous en voie d’être dominés par elle. Même si la science peut guérir l’esprit et donc nous libérer, dans une certaine mesure, de certains conditionnements matériels. La solitude riche de Thoreau dans les bois lui a fait comprendre que technologie et économie -par l’essor des machines et de la société américaine de son époque avec ses crises financières et ses rejetés- ne pouvaient lui faire, nous faire, oublier les autres aspects de l’être humain comme la responsabilité, les valeurs morales et la conscience. Thoreau sait qu’il n’est pas possesseur de tout ce qui l’entoure, qui est somme toute limité tant dans les offres que dans la durée : il doit alors saisir que son environnement ne lui offre qu’une aide à survivre, qu’une aide à vivre pleinement en tant qu’être unique et libre. Thoreau nous propose un autre mode de vie, du moins nous dit-il que nous devrions penser à un autre mode de vie : réinventer notre projet en tant qu’individu, et, par voie de conséquence, notre projet sociétal. Ses activités à la fois pratiques, sociales et intellectuelles nous suggèrent que nous devrions être interdisciplinaires pour associer savoir technique, philosophique, et éthique afin d’éviter la poursuite de la dégradation de notre environnement, donc notre dégradation. Enfin, nous devrions reconsidérer notre mode de vie : notre excès de consommation est une illusion qui obstrue notre vie intérieure, donc notre discernement en toute conscience. Comme Thoreau le montre au paysan irlandais, posons-nous la question fondamentale : de quoi avons-nous réellement besoin pour favoriser une croissance physique saine, alliée à une réflexion morale et intellectuelle riche, l’ensemble conduisant à un vivre ensemble harmonieux ? Cette question n’oblitère pas le fait que la réponse dépend de chacun, dans ce qu’il ou elle est, dans ses projets, en toute conscience, en vraie conscience. Mais elle doit être posée.
Dans notre monde « mondialisé » une telle démarche suppose, peut-être, le développement d’une conscience universelle. Mais il n’est pas question que d’idées, mais surtout de motivation afin d’agir avec intelligence et raison pour atteindre le bien-être et voir la beauté du monde dit sauvage. Thoreau nous a montré, bien sûr dans une époque singulière, et selon une philosophie spécifique, que l’on peut, en fait, jouir avec peu, dans une espèce de sobriété morale. Ces choix seront libérateurs de toute insatisfaction, et contribueront à nous rendre consciemment présents à la nature et à chaque être humain. Alors Thoreau, Sauvage ou Sage ?
Le sous-titre de cette journée de réflexion est
« philosophie et écologie ». Dans mon exposé je me propose donc de
réfléchir sur cette association qu’a peut-être fait, lui-même, Henry David
Thoreau non seulement en s’installant dans des bois, au bord d’un lac, en 1845,
pendant deux ans, deux mois et deux jours, bien que le terme
« écologie » dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui n’ait pas
été un concept de Thoreau. Cependant, ce philosophe en Lettres Classiques, universitaire
et penseur pragmatique avant William James, a vécu au cours de ce laps de temps
une aventure que je dirais « écologique », devant et dans la nature,
mais avec ses livres aussi. Il a fait de
cette expérience un voyage vers l’évidente nécessité d’une vie intérieure riche
conduisant l’être humain non seulement au respect de l’environnement dans sa
totalité, mais aussi, et peut-être surtout conduisant à la réalité nécessaire
et active de la conscience, qui rend tout un chacun libre, dans une vraie
démocratie. Ses réflexions sont notées dans ce carnet de voyage à travers les
quatre saisons de ce nord-est américain, saisons au creux desquelles marche l’homme
vers un futur en osmose avec cette nature qui l’entoure et qui est encore lui, nature
dont il ne peut se séparer sans mourir. Ce voyage apparemment solitaire de
Thoreau nous invite à nous mettre en route encore aujourd’hui, bien que nos
objectifs individuels et sociétaux ne soient plus tout à fait ceux de ce homme
du cœur du 19ème siècle aux Etats-Unis, comme je vais tenter de le
mettre au jour. Pour ce faire, je vais d’abord présenter le lieu, puis la
personnalité de Thoreau et les raisons de son choix de vie à Walden, ensuite je
brosserai son cheminement d’intellectuel pratique au cours de sa vie dans les
bois, enfin je considérerai son influence possible sur notre attitude,
aujourd’hui, ou l’attitude que nous souhaitons ou devrions avoir.
En effet, Henry David Thoreau à
Walden, au bord d‘un étang, cela nous fait encore rêver, d’autant plus que sa
célèbre cabane tout à fait minimale -une seule pièce- a inspiré Le Corbusier
qui en a construit une, sur la côte d’Azur, vers la fin de sa vie, légèrement
mieux agencée, cependant, que celle de Thoreau qui ne disposait, pour la faire,
que de ses mains, quelques outils élémentaires, et le bois environnant.
Technique très limitée. Mais situons-nous d’abord.
Si on peut encore aller voir le site
de Walden, il est maintenant en bordure du béton et des habitations
modernes : Concord, petit village au nord de Boston au 19ème
siècle, est maintenant une grande ville -en termes européens- très à la mode
pour une classe moyenne américaine aisée. Il faut souligner, cependant, que
même à l’époque de Thoreau, Walden n’était pas très éloigné de Concord où
l’auteur allait relativement fréquemment, ainsi qu’il le mentionne dans son
livre, car comme il l’écrit, il n’était pas un ermite. Mais l’état des routes
(plutôt des chemins), la petite densité de population au village et dans ses
alentours donnaient à ces forêts environnantes, apparemment infinies, un
sentiment de « fin du monde » ou de profondeur du monde. D’autre
part, la dimension des arbres sur ce continent ne pouvait que donner au passant
un sentiment de petitesse, de saisissement de cette grandeur, qui devenait synonyme
de beauté. Tout sentiment qui peut encore renaître aujourd’hui chez le voyageur
en dépit de la domestication de la nature.
Mais la nature au 19ème siècle revêtait aussi un
caractère personnel pour l’habitant, ou le promeneur, elle était souvent
personnifiée par le poète et le philosophe. L’époque était celle du Romantisme,
certes, et aux Etats-Unis, dans cette région du nord – est, elle voyait se
développer le transcendantalisme, dit américain à cause de ses caractéristiques
bien définies, transcendantalisme auquel Thoreau a totalement adhéré sous
l‘influence de son mentor et grand ami, Ralph Waldo Emerson. En fait, le
transcendantalisme explique en grande partie l’objectif et les conséquences de
ces deux années (deux mois et deux jours) passées par Thoreau à Walden, dans ce
qui était une tentative d’autarcie en solitaire afin de réaliser sa vie
intérieure, son paradis intérieur dans le paradis extérieur, en quelque sorte.
Voyons maintenant les grands traits de cette philosophie en relation avec la
nature.
Sans remonter aux racines mêmes du transcendantalisme au 18ème
siècle, rappelons cependant que ce mouvement philosophique vient de l’Eglise
unitarienne qui prêchait une foi en un Dieu « total » associant la
nature au vécu de la foi. Cette démarche devint ce que l’on appelle un
universalisme dont la conséquence majeure serait une harmonie sociale et
morale. Ceci mit en lumière instinctivement l’égalité et la fraternité d’un
homme universel, homme universel qui fait un tout avec la nature, un
« tout » ouvert, actif : c’ est une vérité à chercher en se
laissant pénétrer de la méditation fondée sur l’extérieur afin d’ apercevoir cette
vérité dans la vie intérieure et de la vivre. Le monde extérieur devient, en
quelque sorte, un médiateur, un moyen. C’est un chemin ardu : il faut faire
face à de nombreuses difficultés afin de prendre conscience de cette vérité,
mais une fois comprise et admise, cette vérité ouvrait un monde nouveau. Un
monde nouveau… cette recherche était enthousiasmante, ainsi que l’a si bien
décrite Emerson, un des chefs de file du mouvement, sans doute le plus
important. Mais comme bien souvent, le mouvement transcendantaliste se scinda
assez vite en deux groupes : l’un se faisait le champion de l’indépendance
individuelle, l’autre stressait la fraternité et l’altruisme afin d’atteindre
ou de créer le bien commun. Emerson et Thoreau représentèrent et représentent
encore aujourd’hui le premier groupe, philosophie exigeante de cet individualisme,
qui perdure aujourd’hui.
Le transcendantalisme doit beaucoup, aussi, aux philosophes
européens, notamment les idéalistes allemands et à Madame de Staël qui démontra
la présence de la relation très riche entre les écrits des philosophes comme
Kant et la culture nationale, relation qui devint un élément clé du
transcendantalisme américain. La conscience individuelle devint le centre de
l’individu qui adopta là une nouvelle façon de voir le monde : sa
conscience devint le prisme de sa vision du monde, et dans cette vision du
monde, il y avait une religion vivante.
Une autre grande influence sur ce développement aux
Etats-Unis vint du suédois Swedenborg, fondateur de la Nouvelle Jérusalem. Il
légua aux transcendantalistes sa célèbre Correspondance Universelle dans
laquelle il souligne le lien étroit entre nature et esprit. Cette
correspondance universelle établit que le corps est l’expression de l’âme, donc
la nature sous toutes ses formes obéit au monde spirituel vivant. Swedenborg
vit une correspondance indiscutable entre le monde matériel et les réalités
spirituelles. Donc les hommes devaient se dépouiller de leur vie extérieure
afin de développer une vie intérieure riche. Par « vie extérieure »
il faut comprendre la vie en société et « le monde matériel »,
c’est-à-dire qu’il fallait ne plus avoir confiance dans les structures économiques
construisant le rapport au travail et la consommation personnelle des biens
produits par ce travail de cette société afin d’élaborer une recherche
personnelle, ce que Thoreau a analysé et argué tant dans « Walden »
que dans « La désobéissance civile ». En fait, comme Emerson le
disait, « l’esprit doit devenir conscient de lui-même » et
guider toutes nos décisions. Thoreau était d’autant plus convaincu de ceci
qu’il avait commencé sa carrière d’écrivain-journaliste par le journal
« Dial », medium principal des transcendantalistes dirigé -plus ou
moins- par Emerson. Mais cette conscience de soi-même et sa prédominance à
l’heure des choix ne peut être basée que sur une idée vraie de ce que l’on veut
être car, puisque l’on vit, malgré tout, en société, on ne peut joindre les
autres que quand on a fait soi-même l’expérience du paradis intérieur, afin de
restaurer le paradis extérieur. Et c’est ce paradis extérieur – une société
fondée sur l’harmonie avec la nature créée par une sage utilisation de ce
qu’elle offre, la paix ainsi trouvée avec les autres, le dialogue constructif
restauré – que suggère Thoreau à travers son analyse intérieure, souvent
presque spirituelle, de l’influence de son environnement sur lui, environnement
composé non seulement de la nature en tant que telle, mais aussi des
obligations de son choix de vie comme cultiver son champ, pêcher, choix fait
aussi de ses relations avec les autres – le paysan irlandais, le chasseur, les
habitants de Concord, par exemple– environnement du monde moderne matérialisé
par le train qui passe et siffle, et symbolise le travail dur des hommes… Il
s’agit là d’une mise à l’épreuve par Thoreau de la relation de l’homme avec la
nature, en correspondance avec sa personnalité, il faut le souligner,
exceptionnelle. Pour comprendre cette personnalité il nous faut dire quelques
mots de sa biographie.
Thoreau est né en 1817 à Concord, où
il mourra en 1862, juste avant la Guerre de Sécession. Son père avait une
entreprise de crayons dans laquelle le jeune David Henry travailla avant
d’entrer à Harvard où il fit des études brillantes en Lettres Classiques, comme
la majorité de ses confrères de Harvard et de sa classe sociale. Bien sûr, il
voyagea lui aussi en Europe et fut inspiré, comme beaucoup de
transcendantalistes, par Coleridge. On peut se demander ce qu’aurait été
l’attitude de Thoreau devant la guerre de Sécession et après son cheminement à
Walden. Ce que l’on sait c’est que sa famille était d’avant-garde et
plutôt anti-esclavagiste. Lui-même avait pris fait et cause pour Brown,
considéré comme terroriste anti-esclavagiste dont Thoreau disait qu’il avait
étudié la liberté à l’université de la vie dans l’Ouest, c e qui soulignait
l’influence forte que sa vie dans les bois avait eu sur lui. En effet, grâce à
ses réflexions sur sa vie solitaire et autonome dans les bois, Thoreau pouvait
souligner que Brown avait un grand sens commun, qualité de grande importance
pour un anglo-saxon, qualité qu’il identifia clairement dans son livre dans le
personnage du chasseur-pêcheur. Brown était un homme direct dans ses actions
comme dans son parler ce que Thoreau montre pour lui-même dans son ouvrage au
cours des rencontres avec le paysan irlandais, notamment, et aussi dans le
suivi de ses analyses sur ses découvertes tant sur lui-même que dans
l’environnement. Enfin, Brown, selon Thoreau, était bien un transcendantaliste
car il n’hésita pas à agir violemment mais en conscience, et la recherche de la
vérité « en conscience » est bien ce qui sous-tend « Walden ou
la vie dans les bois », publié en 1854, presque dix ans après ses deux ans
de vie à peu près solitaire. Mais qu’était Walden ?
Un étang et un terrain de grandeur modeste à quelques
kilomètres de Concord, dans les bois, acheté par Emerson et prêté à Thoreau. Il
faut se remettre dans l’époque : ces quelques acres étaient sûrement
touffus, et Thoreau dut les défricher afin de construire une cabane avec son
mobilier – minimum- et clarifier suffisamment de terrain pour cultiver sa
nourriture. Sa décision de vivre quelque temps seul ne vint pas, en fait, du
seul attrait particulier envers la nature, mais fut motivé, surtout, par le
décès de son frère John avec lequel il avait fait tant de voyages dans la
région, et dont il était très proche. En quelque sorte, Thoreau associa, dans
ce projet, la pensée introspective et la nature afin de trouver une paix
guérisseuse, une harmonie. Projet tout à fait réalisable pour cet homme doué
d’un sens pratique, un homme manuel, un arpenteur de métier, et un intellectuel,
car les livres étaient dans les bagages. Le projet n’était pas, cependant, comme
nous l’avons dit, de vivre en ermite : il rencontra des fermiers ainsi
qu’il le décrit dans son chapitre (ou section) appelé « Visiteurs »
ou « la ferme Baker ». Ou même en allant au village de Concord de
temps en temps. Non, son projet était basé sur une décision tout intérieure :
un voyage vers lui-même : « Je suis allé dans les bois parce que
je souhaitais vivre libre, afin de faire face aux seuls faits essentiels de la
vie, et voir si je pouvais apprendre ce que ces faits avaient à m’enseigner,
afin que, sur le point de mourir je ne m’aperçoive pas que je n’ai pas
vécu. » … « Je voulais vivre en profondeur et absorber toute la
moelle de la vie, vivre en spartiate, détruire tout ce qui n’était pas la vie,
pousser la vie dans un coin et la réduire à sa plus stricte simplicité ». « Simplicité » le moto de Thoreau…
Cette simplicité, Thoreau va la comprendre et la mettre en
œuvre, d’une certaine façon, par l’examen de tout ce qui fait le quotidien de
la société de son époque, mais aussi la nôtre avec plus de media disponibles.
Il analyse donc le rôle des journaux afin de les écarter de ses occupations
car, dit-il, ils ne rapportent que des commérages lus par les femmes en buvant
leur thé. Autre élément à supprimer, ou du moins à réduire jusqu’à sa simple
expression, le courrier, souvent inutile ; évitons aussi le train « qui
nous roule dessus plutôt que nous roulons dedans » car il fait du
bruit et symbolise le travail incessant des travailleurs, dans la construction
du train comme dans le développement industriel et urbain. Ce quotidien qui
dévore le temps des habitants de la Nouvelle Angleterre était, pour Thoreau,
très superficiel, donc un obstacle à la recherche de la vérité individuelle,
vérité qui est une aspiration profonde de tous les hommes, qui donne un sens à
la vie et une direction sociale. En effet, ce quotidien est un obstacle car
pour trouver cette vérité unique à chacun, et pouvoir la partager pour un bien
commun, nous devons accepter que l’univers répond à toutes nos questions, si
nous prenons le temps de l’observer, de l’écouter. Thoreau pense donc qu’il a
fait le bon choix de vie dans ce lieu à l’écart de la société, car, dit-il, « ma
résidence me permettait de penser, d’avoir des lectures sérieuses, plus qu’une
université… ». Lire… les livres sont pour lui une richesse infinie et
un héritage bienvenu des générations et des nations. C’est dans les livres que
le lecteur trouve l’indicible dit, la sagesse, en somme.
Mais les livres et le rejet de ce qui fait le quotidien du
citadin ne sont pas l’unique objectif du séjour de Thoreau à Walden : il y a aussi la vie de la nature qui
l’entoure et participe à la construction de sa vie intérieure, de sa vérité. Cette
vie est multiple et Thoreau en cite quelques éléments enrichissants pour
lui : les sons qui apportent le bonheur et le plaisir de la rencontre :
par les matins ensoleillés il s’assoit sur son seuil et entend et écoute les
oiseaux qui chantent ou volent sans bruit réel, même dans sa maison ; ce
train auquel il s’oppose en tant que technologie, peut devenir synonyme de
rencontre quand son sifflet lui rappelle la chouette passant au-dessus des
champs et le prévient, aussi, de l’arrivée de quelque marchand ou aventurier ;
le meuglement des vaches le soir peut lui rappeler la voix d’un ménestrel qui
viendrait lui jouer une sérénade ; quant au chant du hibou, il est une
source de joie suggérant une nature vaste et encore inconnue des hommes. Ces
sons, dont la liste est encore plus longue, lui fait dire : « J’étais
tout à coup sensible à cette douce et bénéfique société de la nature, au
crépitement des gouttes de pluie, une infinie et impossible à rapporter amitié,
une atmosphère qui me nourrissait, rendant insignifiant tous les avantages d’un
voisinage humain ».
Cependant, Thoreau associa solitude et rencontres humaines,
bien que, pour la plupart du temps il aimât se sentir seul car, écrit-il « un
homme qui pense ou qui travaille est toujours seul ». D’une part, il
avait des visiteurs -qui devaient observer un certain code en respectant une
distance favorable aux changes sérieux ; d’autre part, il rencontra, au
cours de ses promenades des hommes curieux, du moins à ses yeux, comme, par
exemple cet habitant humble et simple dont les seuls livres étaient un almanach
et un livre d’arithmétique tout en ayant ses propres opinions sur les
institutions de la société. Son niveau de pensée était primitif, dit Thoreau,
mais c’était un génie illettré et humble. Cependant, la grande question pour la
vie à Walden était survivre.
Sa survie consistait à pêcher et cultiver son champ. Un des
récits les plus lus dans son livre est bien celui de son champ de haricots.
Bien sûr, il en récolta, mais ce qui le frappa le plus en le labourant, fut la
découverte d’artéfacts prouvant la vie antérieure d’une nation, vie non
rapportée dans les chroniques mais bien réelle. Cette découverte lui fit
comprendre que nous devrions être concernés non seulement par la culture
nourricière, mais aussi, et peut-être surtout pour le transcendantaliste qu’il était,
par les autres générations humaines : passées, présentes, et futures. Ces
générations sont autant de compagnons de route pour nous, qui nous incitent à comprendre
et conserver le côté sacré de la gestion de la vie. On voit donc bien, dans cet
épisode, que ces découvertes par la vie au bord de l’étang lui font voir
l’harmonie apportée par la nature et par les visiteurs. Et ces découvertes le
font se découvrir lui-même : si le paysage n’est pas grandiose, l’eau de
l’étang est si pure, et sa profondeur si grande qu’elles incitent l’homme à
rechercher sa vérité dans cette nature sans limites. Si tel est l’objectif de cet
homme – une vie simple dans l’harmonie et l’infini de la nature- ce n’est qu’une question de choix qu’il doit
faire et assumer.
Cette question du choix personnel est bien illustrée par la
visite qu’il rend à un paysan irlandais, immigré de peu, qui se plaint que la
vie soit si dure dans ces bois. Thoreau lui fait alors une leçon d’austérité,
ou d’économie raisonnée en lui montrant que tout ce qui fait le dur quotidien
de sa famille pourrait être supprimé afin de vivre avec ce que la nature
procure et vivre dans la joie de chercher et identifier le don qu’elle fait. De
plus, l’anxiété de la survie serait diminuée. En fait, lui suggère-t-il, nous
avons toujours la possibilité de vivre autrement, c’est notre liberté :
« La seule vraie Amérique est ce pays où vous pouvez librement avoir un
mode de vie qui vous permet de vivre en faisant un choix libre, et où l’Etat ne
vous oblige pas à payer pour le maintien de l’esclavage et la guerre et
d’autres dépenses inutiles qui directement ou indirectement sont payées par cet
usage du quotidien ». Ce qui amena Thoreau à considérer la
spiritualité.
Dans la section dite « des lois élevées », il
souligne que le temps passant dans les bois, il se sentait tiré vers une vie
spirituelle plus élevée sans pour cela mépriser un niveau plus sauvage ou
primitif car il aimait les deux aspects de la vie. D’ailleurs, il pense que
tout homme cultivé est enclin à mesurer sa nourriture, car tout est dans la
mesure si l’on se souvient que l’excès a détruit la Grèce et Rome. Ce qui
pourrait bien arriver à l’Amérique. Donc, c’est à chacun de comprendre que « tout
homme construit son temple appelé son corps, pour le Dieu qu’il vénère, selon
un style purement le sien. Nous sommes tous sculpteurs et peintres, et notre
matériau est le nôtre, notre chair, notre sang et nos os. Toute noblesse
commence tout de suite par raffiner les traits d’un homme, toute méchanceté ou
sensualité l’enlaidit ». Mais que nous apporte ce livre aujourd’hui,
tant sur la connaissance des Américains que sur notre approche de notre
environnement au 21ème siècle ?
On perçoit clairement dans « Walden ou la vie dans les
bois » le courant transcendantaliste : à la recherche d’une voie
« américaine », le culte de l’individu singulier, autonome, capable
d’affirmer sa particularité, délivré du conformisme étouffant et du
traditionalisme sclérosant. Thoreau célèbre une nature sacralisée, où
l’immanence du Divin se fait partout sentir. Cet ouvrage est vraiment plus un
carnet de voyage qu’un livre-essai : pour chaque section, correspondant
plus ou moins à chaque saison, Thoreau regarde, dissèque, et dénonce, amusé,
nos agitations vagues, nos habitudes idiotes, nos folies ordinaires et propose
une solution qui ne réclame qu’un peu de détermination, un investissement
financier minimal pour des recettes spirituelles maximales : « En
proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers
paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la
pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse ». En fait, Thoreau
n’oppose pas l’économie (recherche du bien-être matériel) à l’éthique
(recherche du seul bien moral), mais il remet en cause les hiérarchies admises,
les évidences sociales. Le coût d’une chose est défini comme le montant de la
vie en échange car la misère la plus courante est celle de ceux qui veulent
avoir davantage, qui n’ont de cesse de se comparer aux autres. Quoi de plus
contemporain ? ou quoi de plus désirable quand il revendique une pauvreté
« volontaire », épurée, pauvreté qui se polit, se perfectionne,
éprouve sa douceur, délivre du superflu, de l’inutile, de tout ce qui finit par
nous enfermer dans des identités stables, dans des modes de vie définitifs, des
contraintes sociales étouffantes, alors qu’on est vraiment riche que de la
possibilité de nous réinventer. Thoreau nous fait comprendre encore aujourd’hui
que l’accélération des vies, ou de la vie, nous fait perdre la saveur, le grain
de notre présence aux autres, au monde, et à nous-mêmes. Nos vies deviennent
inaudibles, incompréhensibles prises dans cette technique qui nous fait
vieillir en nous saturant d’informations, de bruits, d’images et en nous
faisant oublier la transparence de l’aube car l’aurore est notre vrai futur,
notre jeunesse qui nous devance toujours, et le retour au sauvage n’a de sens
que de nous rendre plus aptes à nous réinventer.
Et Thoreau s’est, quelque part, réinventé en choisissant de
vivre à l’écart de la société, après la mort de son frère, et dans le cadre
idéologique du transcendantalisme. Nous avons montré dans notre réflexion
précédente, qu’il ne voulait pas, cependant, se couper de la société. En fait,
il a continué à vivre socialement, mais, comme l’écrit le pape François dans
« Laudato si » « avec notre planète Terre, riche en couleurs,
parfums, surprises visuelles et sonores, tous objets d’émerveillement pour tant
d’êtres humains au cours des millénaires ». Thoreau a compris que nous
sommes, nous les êtres humains, un tout avec notre environnement : les
oiseaux du ciel, l’eau des mers et des sources, les plantes, tous les animaux,
nous sommes tous les habitants de ce que François appelle « la maison
commune ». Et nous devons garder cette relation productive, porteuse de
fruits. Comme Thoreau l’a pressenti, nous avons, avec la nature, une relation
de réciprocité, d’échange : Thoreau s’est nourri physiquement de son
environnement, qui lui a permis de se nourrir intellectuellement, de faire le
point sur lui-même, de faire grandir sa richesse intérieure. Celle-ci est faite
de ses observations de ses bois, de l’étang, du ciel, des rencontres avec
d’autres hommes passant ou installés : observations qui l’ont mené à faire
des connexions fructueuses avec ses lectures et avec la vie de sa société
contemporaine : la technologie, comme ce train qui passe aux abords de
Walden, est bien vue par Thoreau : elle peut dominer sa vie quand le train
siffle et pouffe, quand ce train nécessite un travail ardu et dangereux pour
les hommes, mais ce train est aussi le prélude à des chants d’oiseaux,
l’annonce de visiteurs souvent bienvenus. Nous aussi, nous devons être
conscients de ce double tranchant de la technologie : parce qu’elle nous a
permis, depuis le 18ème siècle de progresser en santé, sécurité, et
socialement, nous sommes trop confiants, aujourd’hui, en ses réponses à nos
questions, et, peut-être sommes-nous en voie d’être dominés par elle. Même si
la science peut guérir l’esprit et donc nous libérer, dans une certaine mesure,
de certains conditionnements matériels. La solitude riche de Thoreau dans les
bois lui a fait comprendre que technologie et économie -par l’essor des
machines et de la société américaine de son époque avec ses crises financières
et ses rejetés- ne pouvaient lui faire, nous faire, oublier les autres aspects
de l’être humain comme la responsabilité, les valeurs morales et la conscience.
Thoreau sait qu’il n’est pas possesseur de tout ce qui l’entoure, qui est somme
toute limité tant dans les offres que dans la durée : il doit alors saisir
que son environnement ne lui offre qu’une aide à survivre, qu’une aide à vivre
pleinement en tant qu’être unique et libre. Thoreau nous propose un autre mode
de vie, du moins nous dit-il que nous devrions penser à un autre mode de
vie : réinventer notre projet en tant qu’individu, et, par voie de
conséquence, notre projet sociétal. Ses activités à la fois pratiques, sociales
et intellectuelles nous suggèrent que nous devrions être interdisciplinaires
pour associer savoir technique, philosophique, et éthique afin d’éviter la
poursuite de la dégradation de notre environnement, donc notre dégradation.
Enfin, nous devrions reconsidérer notre mode de vie : notre excès de
consommation est une illusion qui obstrue notre vie intérieure, donc notre
discernement en toute conscience. Comme Thoreau le montre au paysan irlandais, posons-nous
la question fondamentale : de quoi avons-nous réellement besoin pour
favoriser une croissance physique saine, alliée à une réflexion morale et
intellectuelle riche, l’ensemble conduisant à un vivre ensemble
harmonieux ? Cette question n’oblitère pas le fait que la réponse dépend
de chacun, dans ce qu’il ou elle est, dans ses projets, en toute conscience, en
vraie conscience. Mais elle doit être posée.
Dans notre monde « mondialisé » une telle démarche
suppose, peut-être, le développement d’une conscience universelle. Mais il
n’est pas question que d’idées, mais surtout de motivation afin d’agir avec
intelligence et raison pour atteindre le bien-être et voir la beauté du monde
dit sauvage. Thoreau nous a montré, bien sûr dans une époque singulière, et
selon une philosophie spécifique, que l’on peut, en fait, jouir avec peu, dans
une espèce de sobriété morale. Ces choix seront libérateurs de toute
insatisfaction, et contribueront à nous rendre consciemment présents à la
nature et à chaque être humain. Alors Thoreau, Sauvage ou Sage ?
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