L’HOMME UN ANIMAL COMME LES AUTRES? DORIS LESSING: LE CINQUIEME ENFANT/ LE MONDE DE BEN.

Dans cette réflexion sur deux livres de Doris Lessing, je vais adresser les points suivants : tout d’abord un bref rappel de l’usage des animaux en littérature ; ensuite, après une rapide présentation de Doris Lessing, une analyse des grands repères du personnage de Ben dans les deux ouvrages présentés : ses rapports avec sa famille et la société ; et, enfin, une conclusion portant sur la différence acceptée on non par la famille et/ ou la société et les éclats d’obus de Bergson.

            Le terme « animal », dans le langage courant, a sans aucun doute  évolué : il a tout d’abord désigné soit une compagnie plus ou moins utile comme en témoignent les peintures jusqu’au 19è siècle dans lesquelles on voit des chiens ou des chats, souvent au premier plan, soit une source de survie et de revenu dans les campagnes où l’animal  était/est  élevé pour nourrir les habitants de la ferme et, après vente ou non, la population du château ou de la ville. Donc, a priori, l’animal désignait/ désigne un objet dont l’homme pouvait/peut disposer selon ses besoins physiques ou émotionnels. Et la Genèse semble lui donner raison.

            Dans le langage courant, le terme a longtemps eu une connotation affectueuse et plaisante quand il désignait quelqu’un, généralement un enfant. Enfin, de nos jours, la loi, récente en France, demande le respect de la part des hommes : l’animal a donc perdu ce statut d’objet dont nous  pouvons disposer à notre guise, pour atteindre un statut d’égalité avec les hommes en tant qu’être vivant, tant en ce qui concerne le traitement infligé lors des transports et de l’abattage, que comme animal domestique. Une sorte d’égalité pénale a donc été établie par le législateur. 

            Cependant, la différence entre l’homme et l’animal a toujours était présente, et la littérature a su utiliser cette différence pour faire comprendre concrètement une situation aux lecteurs, surtout aux puissants: l’animal-masque en littérature était utilisé pour permettre une certaine liberté d’expression qui n’aurait pas pu s’exprimer sans dommage pour l’auteur. Les exemples en sont nombreux, les plus connus  étant les fables de La Fontaine, ou le Chat Botté de Perrault, la société équine parfaite de Swift dans les Voyages de Gulliver, sans oublier le loup du Petit Chaperon Rouge. C’était une façon de faire réfléchir les lecteurs à la politique, à la morale, à la société, qui privait le  Pouvoir des moyens d’emprisonner ou d’interdire. L’animal était alors doué de parole, de réflexion approfondie capable de projeter, planifier, s’intégrer au groupe humain. Mais  les animaux ont perdu de leur intérêt littéraire dès que les puissants on perdu de leur puissance sur la population, comme  après les révolutions du 17è siècle an Angleterre ou celle de 1789 en France car un des résultats de ces révolutions a été une certaine liberté de parole pour la population en général, même si cela ne fut  d’abord qu’avec une certaine prudence. Le développement du journalisme a été, dans ce cadre, très efficace :  l’animal parlant avait disparu des textes. Et au 20è siècle, des journalistes comme Albert Londres n’avaient plus besoin de quelque chien ou lion pour décrire les bagnes de Guyane ou d’Afrique.

            Mais si l’animal a perdu son rôle de masque de l’écrivain, il n’a pas pour autant totalement disparu de l’investigation intellectuelle : la science étudie et situe l’homme  dans son univers -donc entouré d’animaux libres ou en parcs- et la psychanalyse médicale  tout comme  l’observation fine des personnages par l’écrivain et le lecteur nous aident aujourd’hui à objectiver le personnage, et à nous objectiver nous-mêmes, à nous remettre dans ce monde où l’animal nous apporte nombre d’informations qui nous  rapprochent de lui.  Mais  nous  ne nous confondons  pas avec lui, nous n ‘échangeons plus notre identité avec lui. Enfin, l’animal est souvent utilisé comme métaphore de ce qui est soit interdit de nommer, comme dans le cas de Kafka, soit parce qu’il représente un point impossible à décrire par le langage comme chez Robbe-Grillet.

            Par conséquent, avec la liberté d’expression et les progrès de la psychanalyse, l’animal en tant que tel devint très souvent inutile comme outil pour l’écrivain et le lecteur. Cependant,  la psychanalyse  a donné à l’auteur la possibilité d’aller le plus loin possible dans l’examen des personnages, et ce « plus loin » a soulevé des strates, a établi des comparaisons qui ont mis au jour le côté parfois primitif de l’être humain, le côté sans doute animal,  même d’un animal anormal. Notre mystère psychique est révélé en tant que tel, non résolu, et nous pouvons non seulement voir l’animal dans notre prochain, mais être aussi nous-mêmes un animal vis-à-vis de lui, revêtant parfois un « pouvoir ancestral »… C’est ce que le lecteur peut comprendre et vivre dans les deux livres de Doris Lessing que nous allons examiner : Le Cinquième enfant, suivi de Le Monde de Ben.

            Tout d’abord, qui était Doris Lessing ? Prix Nobel de Littérature en 2007, elle est née en 1919 en  Perse, et morte à Londres en 2013.  Sa famille s’établit en ce qui était la Rhodésie du Sud quand elle était encore une enfant, et très vite elle prit conscience des travers de la société : coloniale d’abord, anglaise ensuite quand elle arrive en Angleterre après la Seconde Guerre Mondiale. Elle était féministe, et membre du Parti communiste -qu’elle quitta plus tard. Bref, Doris Lessing était une femme engagée et un écrivain innovateur, non seulement par les sujets traités, mais aussi par sa technique d’écriture. Alors, rien de surprenant quand elle décide d’écrire -dans un accès de rage dit -elle-  Le Cinquième enfant, publié en anglais en 1988, et en français en 1990 et ensuite Le Monde de Ben (2000 et 2000). Le premier adresse l’arrivée dans une famille d’un enfant « différent » et le deuxième est la vie adulte, courte, de cet enfant dans la société, hors de la famille.

            Dans Le cinquième enfant, on a une famille très « middle class » anglaise : David et Harriet se marient et veulent une famille nombreuse  qui vivrait heureuse dans une grande maison d’une banlieue bourgeoise de Londres. Les 4 premiers enfants arrivent rapidement,  dans une atmosphère pour ainsi dire victorienne avec de grandes réunions de famille dans la grande maison pour les fêtes importantes, Noël et Pâques. Vint la grossesse pour le cinquième enfant. Grossesse peu souhaitée, et très difficile avec ce bébé qui semble déjà anormalement gros et actif. Quand il naît, Ben est déjà vu comme un enfant hors de l’ordinaire physiquement, sinon franchement d’aspect anormal.

Ce n’était pas un joli enfant.Il n’avait pas du tout l’air d’un bébé. Il avait la tête rentrée dans les épaules, comme s’il avait été accroupi et non couché. Le front offrait une pente uniforme, et les cheveux poussaient curieusement en deux épis sur le devant, formant un genre de triangle qui descendait assez bas sur le front, jaunâtres et hirsutes, tandis que, derrière et sur les côtés, ils étaient aplatis. Il avait des mains épaisses et lourde, avec les paumes noueuses. Il ouvrit les yeux et contempla fixement le visage de sa mère. C’étaient des yeux vert-jaune bien focalisés, comme des morceaux de saponite. (71)

Ce premier regard avec l’enfant scella la relation avec Harriet, sa mère, qui eut pitié pour lui : pauvre petite bête, que sa mère détestait tant… (72) Harriet sera d’ailleurs toujours écartelée entre son amour maternel et son combat avec cet enfant qu’elle nomme elle-même de Neandertal. Et la présentation à la fratrie de Ben nouveau-né établit aussi  les bases de haine et de peur qui allaient régner dans la famille,  vis-à-vis de ce petit frère si différent. Au cours de son développement, Ben montra une force inhabituelle déjà en tant que bébé et plus tard, il essaya rapidement de communiquer mais par de grognements, développa un appétit tout à fait anormal, montra une  agressivité presque permanente envers les autres, bref la maison se vida de ses invités apeurés et tout le groupe  familial  montra un rejet haineux envers cet enfant qui brisait l’harmonie heureuse de la famille traditionnelle. Une solution d’abandon définitif dans une institution psychiatrique survint, mais Harriet alla rechercher son enfant, exprimant ainsi cet amour fondamental envers lui, au détriment de sa famille. Elle trouva Ben dans une camisole de force et chimique, et le ramena chez elle, auprès d’elle. L’hostilité de chacun fut concrète, évidente, tournée contre elle, mari inclus.

David était resté assis devant la table, la tête dans les mains. Elle déclara tout doucement, pour lui seul : « Bon, je suis une criminelle. Mais ils l’assassinaient. » (124)

Harriet va entreprendre alors une sorte de rééducation de son enfant pour qu’il puisse être accepté par la famille nucléaire car elle sait que Ben comprend ce qu’elle dit et qu’il peut se socialiser grâce à son amour à elle, cet amour qui va éloigner les frères et sœur, et le père non seulement de Ben mais aussi de Harriet. En fait, David exclut Ben de sa vie, pour se consacrer, ou se limiter à ses autres 4 enfants. Du point de vue de Ben, David était celui qui l’avait donné à l’institution en le faisant passer de force de la maison à la camionnette. La situation entre les deux caractères est animalière :

Ensuite il descendit à la cuisine, en jetant des coups d’ œil  à la ronde pour débusquer l’ennemi avant de risquer d’être capturé une nouvelle fois. De son point de vue, c’était la maison où il s’était fait prendre au piège.[…]. La première fois que ses yeux se posèrent sur David, il recula en sifflant comme un serpent.

David ne tenta pas de le rassurer ; en ce qui le concernait, Ben était entièrement du ressort de Harriet, et les quatre autres – les vrais enfants – du sien. ( 128)

Le lien avec le père était définitivement rompu : dès que David s’approchait Ben grondait en montrant les dents (129)

«  En montrant les dents »… comme un chien, et c’est ainsi que le voyait le jardinier,

… patient, d’humeur égale ; il traitait Ben avec une familiarité bourrue, comme un petit chien en cours de dressage. « Non, assieds-toi là en attendant que j’aie fini. » « Tiens-moi ces ciseaux, là, voilà. « Non, je rentre chez moi, maintenant, mais tu peux m’accompagner à la grille. » (129)

Mais en fait c’est le jardinier avec sa moto et ses copains qui le reconnurent, consciemment ou non, comme un être humain, ou presque. En effet, la petite bande, tous plus ou moins chômeurs, l’adoptèrent comme une mascotte et l’incorporèrent à leur groupe, ce qui rendit Ben follement heureux. Et quand John doit partir ailleurs parce qu’il a trouvé du travail, Ben est profondément blessé, de nouveau abandonné. La science médicale ne va pas trouver de solutions qui permettraient à Ben non seulement de s’intégrer dans la société mais aussi d’être accepté en tant que « normal » par elle. En effet, après un incident à l’école, Harriet demande l’avis d’un médecin qui ne voit que la différence, sans apporter de réponse curative, ou porteuse d’espérance : elle ne fait que souligner la réalité de l’enfant

Venu d’une autre planète ? De l’espace ? – Non. Enfin, vous l’avez vu, non ? Comment savoir quel genre de peuples – de races, je veux dire -, de créatures différentes de nous, ont vécu sur cette planète ? Dans le passé, comprenez-vous ? … […] Sur les traits de la doctoresse, elle déchiffra ce qu’elle avait prévu d’y déchiffrer : un regard sombre et fixe où se reflétaient les pensées de cette femme, l’horreur de l’étrange, le rejet par l’être normal de ce qui est hors des limites humaines. Et l’horreur à l’égard de Harriet, qui avait mis au monde Ben. (150, 151) .

Dans le « Cinquième enfant » Ben deviendra un délinquant, sans grande gravité, mais un chef de bande, Harriet et David décident de vendre la maison maintenant vide sauf quand Ben et sa bande

viennent y manger le soir. C’est dans un de ces moments-là qu’ Harriet voit son enfant projeté dans l’avenir, mais projeté tel qu’il est et comme la société ne veut pas le voir : un être différent dans son physique, son langage,  un être appartenant probablement à un groupe humain précédent, mais pas à une espèce animale.

…il était un être mûr. Achevé. Complet. Il lui semblait observer, à travers lui, une race qui eût atteint son apogée des milliers et des milliers d’années avant que l’humanité, quel que fût le sens exact de ce terme, occupât la scène. Le peuple de Ben vivait-il dans des grottes souterraines pendant que l’ère glaciaire faisait rage en surface, mangeaient-ils les poissons de sombres rivières souterraines, ou se glissaient-ils dans la neige redoutable pour attraper un ours, ou un oiseau – ou même des gens, ses ancêtres à elle (Harriet) ? Les hommes de son peuple violaient-ils les femmes de l’avant-garde humaine ? Créant ainsi de nouvelles races, qui s’étaient épanouies puis éteintes, mais qui avaient peut-être laissé leurs germes dans la matrice humaine, ici et là, pour reparaître comme l’avait fait Ben ? (163-164)

Harriet angoisse quant à l’avenir social de Ben qui, sans doute, sera toujours refusé par la société qui ne veut le voir que comme un être anormal, voire animal, et non comme un être humain à part entière, peut-être surgi d’ailleurs, mais ayant droit à sa dignité dans ce monde. D’autre part,  la reconnaissance par un anthropologue ou tout autre scientifique pouvait être dangereuse pour Ben qui risquait alors d’être traité comme un objet de recherche sacrifié à la science

Pouvait-on sacrifier Ben à la science ? Qu’en feraient-ils ? Ils le découperaient ? Examineraient ces os massifs, ces yeux, et découvriraient pourquoi il maniait le langage avec tant de gaucherie, de lourdeur ?  (186)

Elle voit Ben dans la foule, scrutant tous les visages, à la recherche de quelqu’un qui lui ressemblerait, avec qui il pourrait avoir une vraie relation humaine : se connaître dans la reconnaissance, dans la paix. Ce sera sa quête dans sa vie ailleurs, dans son monde. 

Il sera alors dans le monde, seul mais conscient de l’être, il sera dans Le Monde de Ben écrit en 2000, à la demande de l’éditeur allemand de Lessing.

Si le « Cinquième enfant » a surtout souligné  la douleur et l’amour de la mère devant un enfant différent, sa lutte pour, quelque part, le rendre semblable aux autres dans la société, son échec, il a aussi souligné sa certitude que Ben n’est pas cet animal méprisable que son groupe voit, mais un être humain à part entière.

Le monde de Ben, publié 12 ans plus tard, montre que Harriet avait raison :  Ben trouve sa dignité  aidé par ses rencontres inattendues avec des gens souvent simples, parfois calculateurs,  mais, dans un sens, qui l’acceptent toujours tel qu’il est, tel qu’il est peut-être… Certains vont l’aimer au point de lui donner l’espoir sublime : être comme les autres… même si ces « autres » sont un groupe à part. Après tout n’a-t-il pas rencontré des groupes « à part » dans son monde ?  De groupe en groupe, Ben quête son bonheur.

Et il trouvera ce bonheur sous forme d’un espoir le dépassant. En effet, tout le livre est un cheminement comme le Petit Poucet, sauf que ce sont les autres, ceux qui l’ont vu d’un regard soit bienveillant, soit utilitaire, soit étonné, soit maternel qui ont semé les petits cailloux pour l’aider à retrouver son chemin vers son être de vérité, vers son être en vérité. Voyons quels sont ces petits cailloux.

Renvoyé de chez lui par sa mère, qui doit faire face à l’éclatement de sa famille et tenter de la reconstituer, avec pour seul viatique un carton sur lequel il y a l’adresse de la famille, carton qu’il perdra rapidement, il rencontre d’abord Mrs Biggs. Mrs Biggs est une dame âgée, veuve, vivant très modestement, mais elle le voit d’un regard maternel et l’accueille chez elle pour tenter de le remettre en selle. Elle voit et sent la différence mais l’accepte :

Dans son sommeil Ben fuyait des ennemis, chassait, se battait. Elle savait qu’il n’était pas humain : pas « un de nous » comme elle disait. Peut-être une sorte de yéti. La première fois qu’elle l’avait vu, dans un supermarché, il rôdait […] à la recherche de pain. Elle avait tout de suite perçu en lui le véritable sauvage, ce qu’elle n’oublia jamais. Il était une explosion contrôlée de besoins, d’appétits et de frustrations enragées, et elle le savait déjà lorsqu’elle avait déclaré à l’employé : « Ne vous inquiétez pas, il est avec moi. »[…] C’était là qu’il manifestait le plus sa différence : la viande, il n’en était jamais rassasié. (21)

Il s’établit entre les deux une relation maternelle et filiale, une relation de tendresse,  moteur des soins que Ben procurent à Mrs Biggs lorsqu’elle tombe malade. Ben prend soin d’elle jusqu’à ce qu’elle parte à l’hôpital, pour y mourir. Dans sa relation avec la vieille dame, Ben raconte sa vie de petits boulots où les gens ont toujours pensé qu’il ne comprenait rien à leur attitude envers lui alors il était bien conscient qu’il fallait de l’argent pour vivre, et qu’il devait maîtriser sa force inhabituelle pour établir de bons contacts avec les autres, ces autres qui ont toujours eu tendance à l’exploiter, comme s’il représentait une machine à bon marché, un monstre de cirque, un objet méprisable, être animé seulement de force, mais somme toute utilisable. Il se savait seul, sans compagnon : sentiment renforcé par ce que certaines personnes rencontrées voyaient en lui, en le traitant de chien de garde, par exemple.

Après le départ forcé de chez Mrs Biggs, Ben rencontre, au hasard des rues de Londres, Rita-la-prostituée. Rita lui permet d’avoir ses premières relations sexuelles, en dépit de sa « méthode » d ‘accomplissement. Elle lui dit … ce n’est pas bien ce que tu fais, c’est comme les animaux (30). Cependant elle ne put bientôt plus se passer de Ben et de ses manières animales (52). On ne peut pas dire qu’il s’établit entre eux une relation amoureuse ou purement sentimentale, ou exclusivement sexuelle mais sans doute une relation d’amitié réciproque. Rita concluait Un animal humain… et puis elle plaisantait intérieurement : Bah, nous le sommes tous un peu, non ? (55) Quant à Ben, il songeait à la bonté, se demandait pourquoi certains le voyaient vraiment, sans en être rebutés, c’était comme s’ils l’accueillaient en eux – voilà comment il le ressentait… Maintenant il lui semblait que des bras l’enveloppaient. (58) comme ceux de sa mère l’avaient enveloppé, la seule qui l’avait sauvé, protégé alors qu’il était abandonné de toute sa famille. Cette amitié affectueuse entre lui et Rita allait bien sûr le mettre entre les mains du protecteur, Johnston, qui va l’utiliser pour passer de la drogue en France. Pour ce faire, Ben est confié à Richard, qui se révèle un accompagnateur solide pour Ben, une rencontre constructive. Tous les deux sont à Nice jusqu’à ce que la drogue soit écoulée, et Richard, responsable de Ben, se montre un véritable thérapeute pour lui : il le voit, et l’accepte

Ben, c’était quoi ? Il dormait dans un lit, comme tout le monde, il utilisait son couteau et sa fourchette, il était propre sur lui, il aimait avoir la barbe bien taillée, les cheveux net, et pourtant il n’était comme personne d’autre. (86)

Il n’était sans doute comme personne d’autre, mais avait une intelligence qui lui faisait comprendre que son séjour à Nice n’avait rien de normal, et Richard ne pouvait remplacer l’affection partagée avec Mrs Biggs. Il insista donc pour que Richard essaie de contacter la vieille dame, mais ce ne fut que pour apprendre son décès, nouvelle qui montra Ben complètement humain

Richard dit à Ben que Mrs Biggs était morte, et Ben resta immobile, muet, le regard fixe. Il était bouleversé. […] Ben était trop malheureux pour parler, pour manger, et … il pouvait uniquement rester assis là, sans bouger, et que c’était un malheur qui ne le quitterait plus jamais. [Il comprenait que désormais à Londres, dans son propre pays, plus personne ne sourirait en le voyant. […] il savait seulement que son cœur lui faisait terriblement mal, et qu’il se sentait si lourd qu’il aurait voulu se coucher là, sur ce trottoir où les gens passaient, bavardaient, riaient. (91, 92)

Richard partit. Ben resta à Nice, dans le même hôtel, où Alex, cinéaste connu, le remarque et imagine un film avec lui. Au Brésil. Dans les forêts amazoniennes où une histoire impliquant une tribu primitive serait possible. Car Alex avait compris, ou vu que

Ben n’était pas humain, même s’il se comportait la plupart du temps comme un humain. Et il n’était pas non plus un animal. Il était on ne savait quelle sorte de résurgence d’antan. (101)

Ce qui allait frapper Ben au Brésil, dans ce milieu d’artistes, mais aussi de gens simples qui voyaient la misère de l’autre,  c’est cette espèce d’entente entre personnes si différentes physiquement : Il essayait de comprendre pourquoi, tous si différents, ils pouvaient si facilement vivre ensemble, comme s’ils n’avaient pas eu conscience d’être aussi différents.(114). Alors que dans sa famille il était le seul différent de tous.

Le point sensible, et qui allait devenir le centre de vérité dans la vie de Ben fut Teresa, l’amie d’Alex. Ce fut la seule qui montra, au Brésil, une affectueuse amitié envers Ben, amitié que celui-ci attrapa au vol car

Seule Teresa lui prenait la main, la balançait, la lâchait ; serrait ses grosses épaules en disant : « Oh, tes épaules, quelles épaules, Ben ! » ou l’entourait de son bras tout en parlant avec quelqu’un. (115)

Teresa fut l’ultime rencontre, celle qui emporta Ben vers la réunion finale avec son groupe ou avec lui-même.

Son ami, Alfredo  avait travaillé dans des mines au milieu de montagne dans lesquelles il y avait des grottes couvertes de dessins sans doute préhistoriques. Afin de redonner la joie à Ben, il lui promit, dans un dialogue tragique, que ses gens, son groupe étaient là, dans cette grotte,

Ben– Je n’ai pas de peuple. Je ne suis pas comme ma famille – chez moi. Ils sont tous différents de moi. Je n’ai jamais vu de personne comme moi.

Moi j’en ai vu, des gens comme toi, dit Alfredo…

Ben était penché en avant, le regard éperdu de gratitude, avec des larmes qui ruisselaient dans sa barbe, et il pressait l’un contre l’autre ses deux énormes poings : il paraissait éclairé de l’intérieur. (151)

Le voyage vers les grottes fut long et très angoissant pour tous : pour Teresa et ses amis parce qu’ils savaient que Ben n’allait voir qu’un groupe dessiné sur une paroi, pour Ben parce qu’il mettait toute la vérité de sa vie dans ce périple, avec cette intuition terrible qu’il s’agissait d’un faux

…Teresa venait derrière, d’où elle pouvait observer Ben. Elle était pratiquement sûre que Ben savait la vérité, mais ce visage barbu prenait parfois un tel air d’attente extatique qu’elle avait l’impression de regarder un enfant dans l’attente de merveilles promises pour demain, et puis l’expression disparaissait et elle ne décelait plus que tristesse. (203)

[] L’éclat lumineux et scintillant du ciel avait déplacé son tracé, et des ombres d’étoiles s’étaient étirées sur l’espace nu où se tenait Ben. Il était en transe, ou en extase, et puis enfin il laissa retomber ses bras et demeura là, immobile, commençant à frissonner. […] Il était loin d’eux, sa conscience ailleurs… ils ne dormirent pas mais veillèrent avec lui. (205, 206).

Le matin suprême  pour Ben arriva. Le petit groupe reprit sa marche en file indienne sur le sentier escarpé et glissant. Puis ils arrivèrent

dans un large espace plat que dominaient des escarpements tout autour. Devant eux se dressait une haute paroi nue.

[…] Aussitôt, une silhouette émergea des profondeurs noires et brillantes de la roche où, profondément enfouies sous les reflets, se trouvaient d’autres silhouettes, qui avaient besoin de la lumière du soleil pour apparaître. Le faisceau de lumière devint un torrent et voici qu’ils étaient tous là, telle une galerie de peintures, le peuple de Ben. Ben s’était avancé d’un pas, puis d’un autre, se tenait devant la roche,avec ses trois compagnons en retrait derrière lui, le laissant prendre possession. A présent le soleil tapait fort, en plein sur la paroi rocheuse couverte de personnages, au moins une quarantaine, et il y en avait plusieurs comme Ben, sauf qu’ils n’étaient pas vêtus comme lui…[…] Ben regardait fixement. […] Ben s’avança, caressa le contour d’une femelle qui semblait lui sourire, puis se pencha et frotta son nez contre elle, et sa barbe, en poussant des petits crisbrefs qui étaient des salutations de bienvenue. […] Et maintenant le soleil contre la roche s’amenuisait, glissait et s’esquivait, faisant disparaître ces gens l’un après l’autre. Bientôt il n’en resta plus que quelques uns, à l’extrême bord,[…] puis le soleil se déroba et ils entendirent son hurlement, tandis que, s’étant jeté contre la roche, il y restait plaqué…. Les images avaient disparu. (207, 208).

L’image qu’il offrit à ses amis qui l’avaient trahi, et cela il le comprenait, était celui d’une pauvre bête, un Ben plus petit qu’à l’ordinaire, enfermé dans une solitude inaccessible, tragique : Son regard ne les accusait pas : il ne les regardait pas. (209). Arrivés dans la cabane, le groupe s’occupa d’ allumer un feu. Ben sortit

Ils entendirent un cri, un éboulement de cailloux, puis le silence. […] Ils retournèrent là où lee précipice était à pic au bord du chemin. Ben était là, tout en bas, petit tas de vêtements colorés. Ses cheveux jaunes étaient comme une touffe d’herbe de montagne. (209)

L’un d’eux, Alfredo, commenta : même un animal a le droit de se suicider. (210) et Teresa de conclure : Et je sais que nous sommes bien contents qu’il soit mort et que n’ayons plus besoin de penser à lui.

Pour conclure, quelques réflexions.

Tout d’abord, le personnage de Ben n’est pas complètement invraisemblable : la différence peut prendre toute sorte de forme, et dans une famille l’enfant différent n’est pas toujours source d’amour pour les autres, parents et fratrie. Le physique, l’engagement des parents avec lui peuvent le faire rejeter  par les autres. Ce rejet peut être motivé par l’exclusivité de l’amour d’un ou des parents au détriment apparent des autres membres du groupe, familial ou autre, peut être motivé par l’aspect inhabituel – selon nos normes sociales – de l’handicapé, par la nature même du handicap qui peut, comme dans le cas de Ben, provoquer de la peur chez l’autre, une peur incontrôlable, comme on peut avoir peur d’un animal fou ou simplement dangereux par sa nature.

Mais, parfois, la compréhension profonde de cette différence, cette anormalité, est absolument impossible : la clé du progrès ou de la guérison éventuelle nous échappe. Doris Lessing, dans un livre de conversations avec deux critiques littéraires dit ceci à propos des sources de son premier livre :

Et il y a eu cette lettre que j’ai lue dans le journal, lettre qui est, pour moi, absolument terrible. Une femme écrivit qu’elle avait eu plusieurs enfants parfaitement normaux, merveilleux, puis qu’elle accoucha de cette petite fille – elle utilisait un langage théologique : « ce petit diable, cette horrible chose, qui a détruit la famille ; elle est née démon ; elle est née méchante et malicieuse et horrible ; et toute la famille en a souffert. » Puis elle terminait sa lettre ainsi : « La nuit, j’avais l’habitude d’aller voir ce petit visage innocent sur l’oreiller et je désirais mettre mes bras autour d’elle, car je ne le pouvais jamais quand elle était réveillée. Je sais que ce que j’aurais pris dans mes bras serait cet horrible petit démon. »

Lessing ajoute, à propos de son personnage, Ben :

Vous savez, cet enfant n’est pas le diable. Il n’est seulement pas à sa place. C’est en fait le résultat d’un gène qui a parcouru des siècles. Tout ce qu’il est, c’est d’une race différente qui est arrivée d’une façon ou d’une autre dans notre société assez complexe. (176)[1]

                                              La famille autour de Ben est une famille traditionnelle, classe moyenne anglaise, où les enfants sont supposés n’apporter que la joie, où tout est bien en place, dans les relations familiales comme dans la perception que chacun a du monde : chacun se comporte – ou devrait se comporter – comme un être social et sociable : le bon langage, les bonnes manières, l’amour du prochain qui nous ressemble, bien sûr. La famille incarne une supériorité où la  différence qui remet en cause les limites et les valeurs, les certitudes sur  qui nous sommes n’a pas lieu d’être. Cette supériorité est ou peut être un outil de démolition, un danger duquel il est impératif de se garder. Il y a une grande souffrance chez les deux parties : le différent et les autres, famille et société. Est-ce que cette souffrance est un signe évidence de notre part d’animalité ? Sans doute si l’on considère, avec raison, que les animaux souffrent aussi soit par nos mauvais soins, soit, eux aussi par un problème physique. Cependant, ainsi que nous l’avons vu dans ces deux livres de Doris Lessing, nous sommes aussi capables de compassion, soit en aidant par l’éducation comme a tenté de le faire Harriet, la mère de Ben, soit en épousant le rêve de l’handicapé, comme l’ont fait les compagnons brésiliens de Ben. Nous somme aussi capables de nous projeter comme Ben l’a fait en recherchant son groupe d’appartenance. Enfin, notre différence d’avec les animaux est bien notre intelligence qui peut nous aider à voir dans toute anormalité apparente de l’autre, la dignité de la personne. C’est le fonctionnement de cette petite particularité de l’homme, les 5% des biologistes, qui nous sépare de l’animal. Cette dynamique de notre intelligence, se mouvant en éclats d’obus :

… nous avons ici affaire à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d’obus, ont éclaté à leur tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite fort longtemps …la fragmentation de la vie en individus et en espèces…la vie est tendance, et l’essence d’une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan. (99, 100)[2]

 comme le dit Bergson. Non, l’homme, tout handicapé qu’il soit n’est pas un animal comme les autres.


[1]Doris Lessing. Conversations. Earl G. Ingesoll, ed. Ontario Review Press, 1994. (ma traduction)

[2]Bergson, Henri. L’évolution créatrice. Paris: PUF, 1948, 17e édition.

Dans cette réflexion sur deux livres de Doris Lessing, je vais adresser les points suivants : tout d’abord un bref rappel de l’usage des animaux en littérature ; ensuite, après une rapide présentation de Doris Lessing, une analyse des grands repères du personnage de Ben dans les deux ouvrages présentés : ses rapports avec sa famille et la société ; et, enfin, une conclusion portant sur la différence acceptée on non par la famille et/ ou la société et les éclats d’obus de Bergson.

            Le terme « animal », dans le langage courant, a sans aucun doute  évolué : il a tout d’abord désigné soit une compagnie plus ou moins utile comme en témoignent les peintures jusqu’au 19è siècle dans lesquelles on voit des chiens ou des chats, souvent au premier plan, soit une source de survie et de revenu dans les campagnes où l’animal  était/est  élevé pour nourrir les habitants de la ferme et, après vente ou non, la population du château ou de la ville. Donc, a priori, l’animal désignait/ désigne un objet dont l’homme pouvait/peut disposer selon ses besoins physiques ou émotionnels. Et la Genèse semble lui donner raison.

            Dans le langage courant, le terme a longtemps eu une connotation affectueuse et plaisante quand il désignait quelqu’un, généralement un enfant. Enfin, de nos jours, la loi, récente en France, demande le respect de la part des hommes : l’animal a donc perdu ce statut d’objet dont nous  pouvons disposer à notre guise, pour atteindre un statut d’égalité avec les hommes en tant qu’être vivant, tant en ce qui concerne le traitement infligé lors des transports et de l’abattage, que comme animal domestique. Une sorte d’égalité pénale a donc été établie par le législateur. 

            Cependant, la différence entre l’homme et l’animal a toujours était présente, et la littérature a su utiliser cette différence pour faire comprendre concrètement une situation aux lecteurs, surtout aux puissants: l’animal-masque en littérature était utilisé pour permettre une certaine liberté d’expression qui n’aurait pas pu s’exprimer sans dommage pour l’auteur. Les exemples en sont nombreux, les plus connus  étant les fables de La Fontaine, ou le Chat Botté de Perrault, la société équine parfaite de Swift dans les Voyages de Gulliver, sans oublier le loup du Petit Chaperon Rouge. C’était une façon de faire réfléchir les lecteurs à la politique, à la morale, à la société, qui privait le  Pouvoir des moyens d’emprisonner ou d’interdire. L’animal était alors doué de parole, de réflexion approfondie capable de projeter, planifier, s’intégrer au groupe humain. Mais  les animaux ont perdu de leur intérêt littéraire dès que les puissants on perdu de leur puissance sur la population, comme  après les révolutions du 17è siècle an Angleterre ou celle de 1789 en France car un des résultats de ces révolutions a été une certaine liberté de parole pour la population en général, même si cela ne fut  d’abord qu’avec une certaine prudence. Le développement du journalisme a été, dans ce cadre, très efficace :  l’animal parlant avait disparu des textes. Et au 20è siècle, des journalistes comme Albert Londres n’avaient plus besoin de quelque chien ou lion pour décrire les bagnes de Guyane ou d’Afrique.

            Mais si l’animal a perdu son rôle de masque de l’écrivain, il n’a pas pour autant totalement disparu de l’investigation intellectuelle : la science étudie et situe l’homme  dans son univers -donc entouré d’animaux libres ou en parcs- et la psychanalyse médicale  tout comme  l’observation fine des personnages par l’écrivain et le lecteur nous aident aujourd’hui à objectiver le personnage, et à nous objectiver nous-mêmes, à nous remettre dans ce monde où l’animal nous apporte nombre d’informations qui nous  rapprochent de lui.  Mais  nous  ne nous confondons  pas avec lui, nous n ‘échangeons plus notre identité avec lui. Enfin, l’animal est souvent utilisé comme métaphore de ce qui est soit interdit de nommer, comme dans le cas de Kafka, soit parce qu’il représente un point impossible à décrire par le langage comme chez Robbe-Grillet.

            Par conséquent, avec la liberté d’expression et les progrès de la psychanalyse, l’animal en tant que tel devint très souvent inutile comme outil pour l’écrivain et le lecteur. Cependant,  la psychanalyse  a donné à l’auteur la possibilité d’aller le plus loin possible dans l’examen des personnages, et ce « plus loin » a soulevé des strates, a établi des comparaisons qui ont mis au jour le côté parfois primitif de l’être humain, le côté sans doute animal,  même d’un animal anormal. Notre mystère psychique est révélé en tant que tel, non résolu, et nous pouvons non seulement voir l’animal dans notre prochain, mais être aussi nous-mêmes un animal vis-à-vis de lui, revêtant parfois un « pouvoir ancestral »… C’est ce que le lecteur peut comprendre et vivre dans les deux livres de Doris Lessing que nous allons examiner : Le Cinquième enfant, suivi de Le Monde de Ben.

            Tout d’abord, qui était Doris Lessing ? Prix Nobel de Littérature en 2007, elle est née en 1919 en  Perse, et morte à Londres en 2013.  Sa famille s’établit en ce qui était la Rhodésie du Sud quand elle était encore une enfant, et très vite elle prit conscience des travers de la société : coloniale d’abord, anglaise ensuite quand elle arrive en Angleterre après la Seconde Guerre Mondiale. Elle était féministe, et membre du Parti communiste -qu’elle quitta plus tard. Bref, Doris Lessing était une femme engagée et un écrivain innovateur, non seulement par les sujets traités, mais aussi par sa technique d’écriture. Alors, rien de surprenant quand elle décide d’écrire -dans un accès de rage dit -elle-  Le Cinquième enfant, publié en anglais en 1988, et en français en 1990 et ensuite Le Monde de Ben (2000 et 2000). Le premier adresse l’arrivée dans une famille d’un enfant « différent » et le deuxième est la vie adulte, courte, de cet enfant dans la société, hors de la famille.

            Dans Le cinquième enfant, on a une famille très « middle class » anglaise : David et Harriet se marient et veulent une famille nombreuse  qui vivrait heureuse dans une grande maison d’une banlieue bourgeoise de Londres. Les 4 premiers enfants arrivent rapidement,  dans une atmosphère pour ainsi dire victorienne avec de grandes réunions de famille dans la grande maison pour les fêtes importantes, Noël et Pâques. Vint la grossesse pour le cinquième enfant. Grossesse peu souhaitée, et très difficile avec ce bébé qui semble déjà anormalement gros et actif. Quand il naît, Ben est déjà vu comme un enfant hors de l’ordinaire physiquement, sinon franchement d’aspect anormal.

Ce n’était pas un joli enfant.Il n’avait pas du tout l’air d’un bébé. Il avait la tête rentrée dans les épaules, comme s’il avait été accroupi et non couché. Le front offrait une pente uniforme, et les cheveux poussaient curieusement en deux épis sur le devant, formant un genre de triangle qui descendait assez bas sur le front, jaunâtres et hirsutes, tandis que, derrière et sur les côtés, ils étaient aplatis. Il avait des mains épaisses et lourde, avec les paumes noueuses. Il ouvrit les yeux et contempla fixement le visage de sa mère. C’étaient des yeux vert-jaune bien focalisés, comme des morceaux de saponite. (71)

Ce premier regard avec l’enfant scella la relation avec Harriet, sa mère, qui eut pitié pour lui : pauvre petite bête, que sa mère détestait tant… (72) Harriet sera d’ailleurs toujours écartelée entre son amour maternel et son combat avec cet enfant qu’elle nomme elle-même de Neandertal. Et la présentation à la fratrie de Ben nouveau-né établit aussi  les bases de haine et de peur qui allaient régner dans la famille,  vis-à-vis de ce petit frère si différent. Au cours de son développement, Ben montra une force inhabituelle déjà en tant que bébé et plus tard, il essaya rapidement de communiquer mais par de grognements, développa un appétit tout à fait anormal, montra une  agressivité presque permanente envers les autres, bref la maison se vida de ses invités apeurés et tout le groupe  familial  montra un rejet haineux envers cet enfant qui brisait l’harmonie heureuse de la famille traditionnelle. Une solution d’abandon définitif dans une institution psychiatrique survint, mais Harriet alla rechercher son enfant, exprimant ainsi cet amour fondamental envers lui, au détriment de sa famille. Elle trouva Ben dans une camisole de force et chimique, et le ramena chez elle, auprès d’elle. L’hostilité de chacun fut concrète, évidente, tournée contre elle, mari inclus.

David était resté assis devant la table, la tête dans les mains. Elle déclara tout doucement, pour lui seul : « Bon, je suis une criminelle. Mais ils l’assassinaient. » (124)

Harriet va entreprendre alors une sorte de rééducation de son enfant pour qu’il puisse être accepté par la famille nucléaire car elle sait que Ben comprend ce qu’elle dit et qu’il peut se socialiser grâce à son amour à elle, cet amour qui va éloigner les frères et sœur, et le père non seulement de Ben mais aussi de Harriet. En fait, David exclut Ben de sa vie, pour se consacrer, ou se limiter à ses autres 4 enfants. Du point de vue de Ben, David était celui qui l’avait donné à l’institution en le faisant passer de force de la maison à la camionnette. La situation entre les deux caractères est animalière :

Ensuite il descendit à la cuisine, en jetant des coups d’ œil  à la ronde pour débusquer l’ennemi avant de risquer d’être capturé une nouvelle fois. De son point de vue, c’était la maison où il s’était fait prendre au piège.[…]. La première fois que ses yeux se posèrent sur David, il recula en sifflant comme un serpent.

David ne tenta pas de le rassurer ; en ce qui le concernait, Ben était entièrement du ressort de Harriet, et les quatre autres – les vrais enfants – du sien. ( 128)

Le lien avec le père était définitivement rompu : dès que David s’approchait Ben grondait en montrant les dents (129)

«  En montrant les dents »… comme un chien, et c’est ainsi que le voyait le jardinier,

… patient, d’humeur égale ; il traitait Ben avec une familiarité bourrue, comme un petit chien en cours de dressage. « Non, assieds-toi là en attendant que j’aie fini. » « Tiens-moi ces ciseaux, là, voilà. « Non, je rentre chez moi, maintenant, mais tu peux m’accompagner à la grille. » (129)

Mais en fait c’est le jardinier avec sa moto et ses copains qui le reconnurent, consciemment ou non, comme un être humain, ou presque. En effet, la petite bande, tous plus ou moins chômeurs, l’adoptèrent comme une mascotte et l’incorporèrent à leur groupe, ce qui rendit Ben follement heureux. Et quand John doit partir ailleurs parce qu’il a trouvé du travail, Ben est profondément blessé, de nouveau abandonné. La science médicale ne va pas trouver de solutions qui permettraient à Ben non seulement de s’intégrer dans la société mais aussi d’être accepté en tant que « normal » par elle. En effet, après un incident à l’école, Harriet demande l’avis d’un médecin qui ne voit que la différence, sans apporter de réponse curative, ou porteuse d’espérance : elle ne fait que souligner la réalité de l’enfant

Venu d’une autre planète ? De l’espace ? – Non. Enfin, vous l’avez vu, non ? Comment savoir quel genre de peuples – de races, je veux dire -, de créatures différentes de nous, ont vécu sur cette planète ? Dans le passé, comprenez-vous ? … […] Sur les traits de la doctoresse, elle déchiffra ce qu’elle avait prévu d’y déchiffrer : un regard sombre et fixe où se reflétaient les pensées de cette femme, l’horreur de l’étrange, le rejet par l’être normal de ce qui est hors des limites humaines. Et l’horreur à l’égard de Harriet, qui avait mis au monde Ben. (150, 151) .

Dans le « Cinquième enfant » Ben deviendra un délinquant, sans grande gravité, mais un chef de bande, Harriet et David décident de vendre la maison maintenant vide sauf quand Ben et sa bande

viennent y manger le soir. C’est dans un de ces moments-là qu’ Harriet voit son enfant projeté dans l’avenir, mais projeté tel qu’il est et comme la société ne veut pas le voir : un être différent dans son physique, son langage,  un être appartenant probablement à un groupe humain précédent, mais pas à une espèce animale.

…il était un être mûr. Achevé. Complet. Il lui semblait observer, à travers lui, une race qui eût atteint son apogée des milliers et des milliers d’années avant que l’humanité, quel que fût le sens exact de ce terme, occupât la scène. Le peuple de Ben vivait-il dans des grottes souterraines pendant que l’ère glaciaire faisait rage en surface, mangeaient-ils les poissons de sombres rivières souterraines, ou se glissaient-ils dans la neige redoutable pour attraper un ours, ou un oiseau – ou même des gens, ses ancêtres à elle (Harriet) ? Les hommes de son peuple violaient-ils les femmes de l’avant-garde humaine ? Créant ainsi de nouvelles races, qui s’étaient épanouies puis éteintes, mais qui avaient peut-être laissé leurs germes dans la matrice humaine, ici et là, pour reparaître comme l’avait fait Ben ? (163-164)

Harriet angoisse quant à l’avenir social de Ben qui, sans doute, sera toujours refusé par la société qui ne veut le voir que comme un être anormal, voire animal, et non comme un être humain à part entière, peut-être surgi d’ailleurs, mais ayant droit à sa dignité dans ce monde. D’autre part,  la reconnaissance par un anthropologue ou tout autre scientifique pouvait être dangereuse pour Ben qui risquait alors d’être traité comme un objet de recherche sacrifié à la science

Pouvait-on sacrifier Ben à la science ? Qu’en feraient-ils ? Ils le découperaient ? Examineraient ces os massifs, ces yeux, et découvriraient pourquoi il maniait le langage avec tant de gaucherie, de lourdeur ?  (186)

Elle voit Ben dans la foule, scrutant tous les visages, à la recherche de quelqu’un qui lui ressemblerait, avec qui il pourrait avoir une vraie relation humaine : se connaître dans la reconnaissance, dans la paix. Ce sera sa quête dans sa vie ailleurs, dans son monde. 

Il sera alors dans le monde, seul mais conscient de l’être, il sera dans Le Monde de Ben écrit en 2000, à la demande de l’éditeur allemand de Lessing.

Si le « Cinquième enfant » a surtout souligné  la douleur et l’amour de la mère devant un enfant différent, sa lutte pour, quelque part, le rendre semblable aux autres dans la société, son échec, il a aussi souligné sa certitude que Ben n’est pas cet animal méprisable que son groupe voit, mais un être humain à part entière.

Le monde de Ben, publié 12 ans plus tard, montre que Harriet avait raison :  Ben trouve sa dignité  aidé par ses rencontres inattendues avec des gens souvent simples, parfois calculateurs,  mais, dans un sens, qui l’acceptent toujours tel qu’il est, tel qu’il est peut-être… Certains vont l’aimer au point de lui donner l’espoir sublime : être comme les autres… même si ces « autres » sont un groupe à part. Après tout n’a-t-il pas rencontré des groupes « à part » dans son monde ?  De groupe en groupe, Ben quête son bonheur.

Et il trouvera ce bonheur sous forme d’un espoir le dépassant. En effet, tout le livre est un cheminement comme le Petit Poucet, sauf que ce sont les autres, ceux qui l’ont vu d’un regard soit bienveillant, soit utilitaire, soit étonné, soit maternel qui ont semé les petits cailloux pour l’aider à retrouver son chemin vers son être de vérité, vers son être en vérité. Voyons quels sont ces petits cailloux.

Renvoyé de chez lui par sa mère, qui doit faire face à l’éclatement de sa famille et tenter de la reconstituer, avec pour seul viatique un carton sur lequel il y a l’adresse de la famille, carton qu’il perdra rapidement, il rencontre d’abord Mrs Biggs. Mrs Biggs est une dame âgée, veuve, vivant très modestement, mais elle le voit d’un regard maternel et l’accueille chez elle pour tenter de le remettre en selle. Elle voit et sent la différence mais l’accepte :

Dans son sommeil Ben fuyait des ennemis, chassait, se battait. Elle savait qu’il n’était pas humain : pas « un de nous » comme elle disait. Peut-être une sorte de yéti. La première fois qu’elle l’avait vu, dans un supermarché, il rôdait […] à la recherche de pain. Elle avait tout de suite perçu en lui le véritable sauvage, ce qu’elle n’oublia jamais. Il était une explosion contrôlée de besoins, d’appétits et de frustrations enragées, et elle le savait déjà lorsqu’elle avait déclaré à l’employé : « Ne vous inquiétez pas, il est avec moi. »[…] C’était là qu’il manifestait le plus sa différence : la viande, il n’en était jamais rassasié. (21)

Il s’établit entre les deux une relation maternelle et filiale, une relation de tendresse,  moteur des soins que Ben procurent à Mrs Biggs lorsqu’elle tombe malade. Ben prend soin d’elle jusqu’à ce qu’elle parte à l’hôpital, pour y mourir. Dans sa relation avec la vieille dame, Ben raconte sa vie de petits boulots où les gens ont toujours pensé qu’il ne comprenait rien à leur attitude envers lui alors il était bien conscient qu’il fallait de l’argent pour vivre, et qu’il devait maîtriser sa force inhabituelle pour établir de bons contacts avec les autres, ces autres qui ont toujours eu tendance à l’exploiter, comme s’il représentait une machine à bon marché, un monstre de cirque, un objet méprisable, être animé seulement de force, mais somme toute utilisable. Il se savait seul, sans compagnon : sentiment renforcé par ce que certaines personnes rencontrées voyaient en lui, en le traitant de chien de garde, par exemple.

Après le départ forcé de chez Mrs Biggs, Ben rencontre, au hasard des rues de Londres, Rita-la-prostituée. Rita lui permet d’avoir ses premières relations sexuelles, en dépit de sa « méthode » d ‘accomplissement. Elle lui dit … ce n’est pas bien ce que tu fais, c’est comme les animaux (30). Cependant elle ne put bientôt plus se passer de Ben et de ses manières animales (52). On ne peut pas dire qu’il s’établit entre eux une relation amoureuse ou purement sentimentale, ou exclusivement sexuelle mais sans doute une relation d’amitié réciproque. Rita concluait Un animal humain… et puis elle plaisantait intérieurement : Bah, nous le sommes tous un peu, non ? (55) Quant à Ben, il songeait à la bonté, se demandait pourquoi certains le voyaient vraiment, sans en être rebutés, c’était comme s’ils l’accueillaient en eux – voilà comment il le ressentait… Maintenant il lui semblait que des bras l’enveloppaient. (58) comme ceux de sa mère l’avaient enveloppé, la seule qui l’avait sauvé, protégé alors qu’il était abandonné de toute sa famille. Cette amitié affectueuse entre lui et Rita allait bien sûr le mettre entre les mains du protecteur, Johnston, qui va l’utiliser pour passer de la drogue en France. Pour ce faire, Ben est confié à Richard, qui se révèle un accompagnateur solide pour Ben, une rencontre constructive. Tous les deux sont à Nice jusqu’à ce que la drogue soit écoulée, et Richard, responsable de Ben, se montre un véritable thérapeute pour lui : il le voit, et l’accepte

Ben, c’était quoi ? Il dormait dans un lit, comme tout le monde, il utilisait son couteau et sa fourchette, il était propre sur lui, il aimait avoir la barbe bien taillée, les cheveux net, et pourtant il n’était comme personne d’autre. (86)

Il n’était sans doute comme personne d’autre, mais avait une intelligence qui lui faisait comprendre que son séjour à Nice n’avait rien de normal, et Richard ne pouvait remplacer l’affection partagée avec Mrs Biggs. Il insista donc pour que Richard essaie de contacter la vieille dame, mais ce ne fut que pour apprendre son décès, nouvelle qui montra Ben complètement humain

Richard dit à Ben que Mrs Biggs était morte, et Ben resta immobile, muet, le regard fixe. Il était bouleversé. […] Ben était trop malheureux pour parler, pour manger, et … il pouvait uniquement rester assis là, sans bouger, et que c’était un malheur qui ne le quitterait plus jamais. [Il comprenait que désormais à Londres, dans son propre pays, plus personne ne sourirait en le voyant. […] il savait seulement que son cœur lui faisait terriblement mal, et qu’il se sentait si lourd qu’il aurait voulu se coucher là, sur ce trottoir où les gens passaient, bavardaient, riaient. (91, 92)

Richard partit. Ben resta à Nice, dans le même hôtel, où Alex, cinéaste connu, le remarque et imagine un film avec lui. Au Brésil. Dans les forêts amazoniennes où une histoire impliquant une tribu primitive serait possible. Car Alex avait compris, ou vu que

Ben n’était pas humain, même s’il se comportait la plupart du temps comme un humain. Et il n’était pas non plus un animal. Il était on ne savait quelle sorte de résurgence d’antan. (101)

Ce qui allait frapper Ben au Brésil, dans ce milieu d’artistes, mais aussi de gens simples qui voyaient la misère de l’autre,  c’est cette espèce d’entente entre personnes si différentes physiquement : Il essayait de comprendre pourquoi, tous si différents, ils pouvaient si facilement vivre ensemble, comme s’ils n’avaient pas eu conscience d’être aussi différents.(114). Alors que dans sa famille il était le seul différent de tous.

Le point sensible, et qui allait devenir le centre de vérité dans la vie de Ben fut Teresa, l’amie d’Alex. Ce fut la seule qui montra, au Brésil, une affectueuse amitié envers Ben, amitié que celui-ci attrapa au vol car

Seule Teresa lui prenait la main, la balançait, la lâchait ; serrait ses grosses épaules en disant : « Oh, tes épaules, quelles épaules, Ben ! » ou l’entourait de son bras tout en parlant avec quelqu’un. (115)

Teresa fut l’ultime rencontre, celle qui emporta Ben vers la réunion finale avec son groupe ou avec lui-même.

Son ami, Alfredo  avait travaillé dans des mines au milieu de montagne dans lesquelles il y avait des grottes couvertes de dessins sans doute préhistoriques. Afin de redonner la joie à Ben, il lui promit, dans un dialogue tragique, que ses gens, son groupe étaient là, dans cette grotte,

Ben– Je n’ai pas de peuple. Je ne suis pas comme ma famille – chez moi. Ils sont tous différents de moi. Je n’ai jamais vu de personne comme moi.

Moi j’en ai vu, des gens comme toi, dit Alfredo…

Ben était penché en avant, le regard éperdu de gratitude, avec des larmes qui ruisselaient dans sa barbe, et il pressait l’un contre l’autre ses deux énormes poings : il paraissait éclairé de l’intérieur. (151)

Le voyage vers les grottes fut long et très angoissant pour tous : pour Teresa et ses amis parce qu’ils savaient que Ben n’allait voir qu’un groupe dessiné sur une paroi, pour Ben parce qu’il mettait toute la vérité de sa vie dans ce périple, avec cette intuition terrible qu’il s’agissait d’un faux

…Teresa venait derrière, d’où elle pouvait observer Ben. Elle était pratiquement sûre que Ben savait la vérité, mais ce visage barbu prenait parfois un tel air d’attente extatique qu’elle avait l’impression de regarder un enfant dans l’attente de merveilles promises pour demain, et puis l’expression disparaissait et elle ne décelait plus que tristesse. (203)

[] L’éclat lumineux et scintillant du ciel avait déplacé son tracé, et des ombres d’étoiles s’étaient étirées sur l’espace nu où se tenait Ben. Il était en transe, ou en extase, et puis enfin il laissa retomber ses bras et demeura là, immobile, commençant à frissonner. […] Il était loin d’eux, sa conscience ailleurs… ils ne dormirent pas mais veillèrent avec lui. (205, 206).

Le matin suprême  pour Ben arriva. Le petit groupe reprit sa marche en file indienne sur le sentier escarpé et glissant. Puis ils arrivèrent

dans un large espace plat que dominaient des escarpements tout autour. Devant eux se dressait une haute paroi nue.

[…] Aussitôt, une silhouette émergea des profondeurs noires et brillantes de la roche où, profondément enfouies sous les reflets, se trouvaient d’autres silhouettes, qui avaient besoin de la lumière du soleil pour apparaître. Le faisceau de lumière devint un torrent et voici qu’ils étaient tous là, telle une galerie de peintures, le peuple de Ben. Ben s’était avancé d’un pas, puis d’un autre, se tenait devant la roche,avec ses trois compagnons en retrait derrière lui, le laissant prendre possession. A présent le soleil tapait fort, en plein sur la paroi rocheuse couverte de personnages, au moins une quarantaine, et il y en avait plusieurs comme Ben, sauf qu’ils n’étaient pas vêtus comme lui…[…] Ben regardait fixement. […] Ben s’avança, caressa le contour d’une femelle qui semblait lui sourire, puis se pencha et frotta son nez contre elle, et sa barbe, en poussant des petits crisbrefs qui étaient des salutations de bienvenue. […] Et maintenant le soleil contre la roche s’amenuisait, glissait et s’esquivait, faisant disparaître ces gens l’un après l’autre. Bientôt il n’en resta plus que quelques uns, à l’extrême bord,[…] puis le soleil se déroba et ils entendirent son hurlement, tandis que, s’étant jeté contre la roche, il y restait plaqué…. Les images avaient disparu. (207, 208).

L’image qu’il offrit à ses amis qui l’avaient trahi, et cela il le comprenait, était celui d’une pauvre bête, un Ben plus petit qu’à l’ordinaire, enfermé dans une solitude inaccessible, tragique : Son regard ne les accusait pas : il ne les regardait pas. (209). Arrivés dans la cabane, le groupe s’occupa d’ allumer un feu. Ben sortit

Ils entendirent un cri, un éboulement de cailloux, puis le silence. […] Ils retournèrent là où lee précipice était à pic au bord du chemin. Ben était là, tout en bas, petit tas de vêtements colorés. Ses cheveux jaunes étaient comme une touffe d’herbe de montagne. (209)

L’un d’eux, Alfredo, commenta : même un animal a le droit de se suicider. (210) et Teresa de conclure : Et je sais que nous sommes bien contents qu’il soit mort et que n’ayons plus besoin de penser à lui.

Pour conclure, quelques réflexions.

Tout d’abord, le personnage de Ben n’est pas complètement invraisemblable : la différence peut prendre toute sorte de forme, et dans une famille l’enfant différent n’est pas toujours source d’amour pour les autres, parents et fratrie. Le physique, l’engagement des parents avec lui peuvent le faire rejeter  par les autres. Ce rejet peut être motivé par l’exclusivité de l’amour d’un ou des parents au détriment apparent des autres membres du groupe, familial ou autre, peut être motivé par l’aspect inhabituel – selon nos normes sociales – de l’handicapé, par la nature même du handicap qui peut, comme dans le cas de Ben, provoquer de la peur chez l’autre, une peur incontrôlable, comme on peut avoir peur d’un animal fou ou simplement dangereux par sa nature.

Mais, parfois, la compréhension profonde de cette différence, cette anormalité, est absolument impossible : la clé du progrès ou de la guérison éventuelle nous échappe. Doris Lessing, dans un livre de conversations avec deux critiques littéraires dit ceci à propos des sources de son premier livre :

Et il y a eu cette lettre que j’ai lue dans le journal, lettre qui est, pour moi, absolument terrible. Une femme écrivit qu’elle avait eu plusieurs enfants parfaitement normaux, merveilleux, puis qu’elle accoucha de cette petite fille – elle utilisait un langage théologique : « ce petit diable, cette horrible chose, qui a détruit la famille ; elle est née démon ; elle est née méchante et malicieuse et horrible ; et toute la famille en a souffert. » Puis elle terminait sa lettre ainsi : « La nuit, j’avais l’habitude d’aller voir ce petit visage innocent sur l’oreiller et je désirais mettre mes bras autour d’elle, car je ne le pouvais jamais quand elle était réveillée. Je sais que ce que j’aurais pris dans mes bras serait cet horrible petit démon. »

Lessing ajoute, à propos de son personnage, Ben :

Vous savez, cet enfant n’est pas le diable. Il n’est seulement pas à sa place. C’est en fait le résultat d’un gène qui a parcouru des siècles. Tout ce qu’il est, c’est d’une race différente qui est arrivée d’une façon ou d’une autre dans notre société assez complexe. (176)[1]

                                              La famille autour de Ben est une famille traditionnelle, classe moyenne anglaise, où les enfants sont supposés n’apporter que la joie, où tout est bien en place, dans les relations familiales comme dans la perception que chacun a du monde : chacun se comporte – ou devrait se comporter – comme un être social et sociable : le bon langage, les bonnes manières, l’amour du prochain qui nous ressemble, bien sûr. La famille incarne une supériorité où la  différence qui remet en cause les limites et les valeurs, les certitudes sur  qui nous sommes n’a pas lieu d’être. Cette supériorité est ou peut être un outil de démolition, un danger duquel il est impératif de se garder. Il y a une grande souffrance chez les deux parties : le différent et les autres, famille et société. Est-ce que cette souffrance est un signe évidence de notre part d’animalité ? Sans doute si l’on considère, avec raison, que les animaux souffrent aussi soit par nos mauvais soins, soit, eux aussi par un problème physique. Cependant, ainsi que nous l’avons vu dans ces deux livres de Doris Lessing, nous sommes aussi capables de compassion, soit en aidant par l’éducation comme a tenté de le faire Harriet, la mère de Ben, soit en épousant le rêve de l’handicapé, comme l’ont fait les compagnons brésiliens de Ben. Nous somme aussi capables de nous projeter comme Ben l’a fait en recherchant son groupe d’appartenance. Enfin, notre différence d’avec les animaux est bien notre intelligence qui peut nous aider à voir dans toute anormalité apparente de l’autre, la dignité de la personne. C’est le fonctionnement de cette petite particularité de l’homme, les 5% des biologistes, qui nous sépare de l’animal. Cette dynamique de notre intelligence, se mouvant en éclats d’obus :

… nous avons ici affaire à un obus qui a tout de suite éclaté en fragments, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d’obus, ont éclaté à leur tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite fort longtemps …la fragmentation de la vie en individus et en espèces…la vie est tendance, et l’essence d’une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan. (99, 100)[2]

 comme le dit Bergson. Non, l’homme, tout handicapé qu’il soit n’est pas un animal comme les autres.


[1]Doris Lessing. Conversations. Earl G. Ingesoll, ed. Ontario Review Press, 1994. (ma traduction)

[2]Bergson, Henri. L’évolution créatrice. Paris: PUF, 1948, 17e édition.

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