Dans cette présentation de Hannah Arendt nous allons essayer de comprendre qui était cette philosophe juive allemande du 20è siècle à travers son livre « De la Révolution », aussi intitulé « Essai sur la Révolution », publié aux Etats-Unis sous le titre « On Revolution » (1963) que le titre de la traduction française utilisée pour notre projet traduit mieux (Gallimard, 1964, 2012).
Notre projet dans cet essai a 2 objectifs principaux : connaître Hannah Arendt, l’exilée-historienne, et la compréhension qu ‘elle a des concepts de « libération » et de « liberté » à la lumière qu’elle braque sur deux révolutions clés du monde moderne : la révolution américaine et la révolution française, révolutions qui se sont étroitement suivies au 18è siècle. Un rappel d’une brève histoire de sa vie est, pour notre objectif, nécessaire car Hannah Arendt a connu la violence politique, et personnelle, les difficultés qu’il y a à recommencer à chaque port en essayant d’utiliser les événements vécus pour comprendre, et aimer, encore, espérer avec réalisme jusqu’à l’amor mundi…
Hannah est née à Königsberg en 1906 où ses grand-parents s’étaient installés dans le milieu du 19è siècle. D’une famille de la classe moyenne juive assimilée, elle reçut une instruction religieuse limitée dans son enfance. Un ami de son père, Kurt Blumenfeld, était sioniste et venait fréquemment dans la maison Arendt. Il devint un ami à vie de Hannah, même après qu’elle eut abandonné le mouvement sioniste et jusqu’au procès Eichmann.
Könisberg, à l’époque, fourmillait de Juifs : soit ils étaient installés dans la ville, soit ils fuyaient les pogroms de Russie. Cette ville de Prusse Orientale était en fait la voie la plus facile vers la Baltique d’où ils s’embarquaient pour le RU ou les Usa, ou d’autres destinations, selon leur carnet d’adresses. Mais la famille de Hannah était intégrée et ne ressentait pas de mouvement antisémite profond à son égard. Cependant, sa mère, Marthe Arendt ne l’aurait jamais fait baptisée, et l’aurait violemment désapprouvée si Hannah avait renié son judaïsme, ce qu’elle ne fit jamais car elle se déclarait juive avant d’être allemande, nationalité qu’elle ne renia jamais non plus, même après avoir été naturalisée américaine. Son père, Paul Arendt, mourut lorsqu’elle avait 6 ans après une longue maladie, ce qui la laissa sous la puissante influence de Marthe, une femme cultivée aux idées pédagogiques d’avant-garde, de cette génération de femmes littéraires, bien qu’elles n’aient pas eu accès à l’université qui ne s’était ouverte aux femmes qu’en 1906. Écoutons ce que Hannah dit de cette enfance (bio p. 15).
En fait, Hannah était une enfant plutôt renfermée, silencieuse, trait qu’elle garda jusqu’à la fin de sa vie. A 18 ans, elle rencontre Heidegger à Heidelberg, où elle aura son doctorat. Amoureuse de lui, elle saura s’en détacher lorsque ce dernier adhèrera, par ignorance dira-t-il plus tard, au nazisme. L’étudiante brillante qu’elle était devint aussi une amie à vie de Karl Jaspers. Mais quand Heidegger accepta le rectorat de l’université en 1934 en adhérent au national-socialisme, Hannah et Marthe avaient déjà fui l’Allemagne, sans papiers et sans argent ou presque, conscientes de ce qui attendait les Juifs dans ce pays. Hannah dut alors trouver des moyens de gagner sa vie et les petits engagements commencèrent à se succéder. En France, elle aida les organisations juives, et connut des intellectuels qu’elle n’oublia jamais comme Adorno (auquel elle reprocha d’avoir essayé de masquer son judaïsme en adoptant le nom italien de sa mère), Walter Benjamin qui se suicida en Catalogne mais dont elle publia les écrits qu’elle avait gardés (bio p. 137). Et bien d’autres. Lorsque l’Allemagne déclara la guerre à la France, tous les Juifs réfugiés que le pays avait accueillis furent emprisonnés dans des camps. Elle-même était à Gurs, dans les Pyrénées Orientales, d’où elle s’évada, par désespoir dira-t-elle plus tard, et pour retrouver celui qui allait devenir son mari, Heinrich Blücher. Tous les 2 s’embarquèrent pour les Usa, de Marseille. Apatrides.
Leur vie à NY a été matériellement difficile jusqu’à la publication de « L’origine du totalitarisme » (1951) pour Hannah, et le poste de Professeur au Bard College pour Heinrich. Chercheur avant tout Hannah Arendt n’accepta, alors qu’elle était très demandée après la publication de « L’origine du totalitarisme » que des postes au semestre, et des bourses de longue durée comme la Guggenheim pour étudier et faire des conférences en Europe. C’est donc dans le vécu de son expérience de vie que Arendt écrivit la grande majorité de ses livres et articles, si l’on excepte les publications de jeunesse. Une vie de commencements, de recherche de liberté, de libération, de bonheur, d’identité, thèmes que l’on retrouve dans « De la révolution » que nous allons maintenant suivre par le fil de la quête du bonheur, qui est le titre du chapitre 3 de l’ouvrage.
La quête du bonheur… Expression célèbre, dernière ligne du préambule de la Déclaration d’indépendance des Usa, en anglais dite « poursuit of happiness » qui traduit peut-être plus l’action que l’expression française utilisée par Arendt, ou du-moins par ses traducteurs. L’ introduction de cette expression dans la Déclaration est due à Thomas Jefferson qui ne cessera pas de la préciser jusqu’à l’élaboration de la Constitution afin de lui donner le sens le plus large possible comme Arendt, très justement, le rappelle quand elle le cite, se référant à son discours devant la Convention de Virginie, en 1774 : « Nos ancêtres, quand ils quittèrent les dominions britanniques d’Europe, exercèrent un droit que la nature a octroyé à tous les hommes, celui de fonder des sociétés nouvelles et de les soumettre aux lois et règles qui leur paraîtrons devoir assurer le mieux le bonheur public. »
Ce concept de « bonheur public » est mis ici en opposition, ou complémentarité, avec celui de « bonheur privé » qui semblait être le sous-entendu de « quête du bonheur ». Cette nouvelle notion de bonheur traduit l’enthousiasme que chacun doit avoir à œuvrer pour et dans la société, qui conduit à la joie du bonheur propre, l’ensemble fusionnant dans l’action. Arendt comprend que Jefferson a pensé que le « bonheur privé » serait protégé et encouragé par les pouvoirs publics. Mais l’expression « bonheur public » fut presque immédiatement privée ainsi de son double sens et comprise comme le droit des citoyens à rechercher leur bonheur propre et donc à agir selon les règles égoïstes de l’intérêt personnel. L’ambiguïté de l’expression est encore valide aujourd’hui et suscite encore bien des troubles sociaux. Cependant, Arendt souligne avec raison que si les colons du 18è aspiraient à ce « bonheur » au point de l’inscrire dans la Déclaration d’indépendance, c’était aussi parce que les premiers arrivants, du moins ceux du Mayflower et les suivants avaient entrepris un voyage aussi périlleux et chargé d’inconnu pour être libres : libres de l’intolérance, libres du contrôle du gouvernement. Ils estimaient que les « libres habitants » de la mère patrie n’étaient en fait pas libres puisqu’ils n’avaient pas accès à la sphère publique. Le bonheur public est donc cette « liberté ». Arendt pense que ces émigrés étaient donc déjà révolutionnaires avant l’heure, et prêts à se faire fauteurs de troubles, bien que l’auteur tende à voir la révolution américaine comme plutôt pacifiste ou facile, comparée à la révolution française.
Cependant, si c’est bien la misère urbaine qui a motivé la prise en main par la multitude des événements en France, on ne peut pas dire non plus que la révolution américaine s’est déroulée sur un tapis de velours comme pour la séparation entre Prague et Bratislava au 20è siècle. Dans les 13 colonies officielles, on trouvait des riches et des pauvres, des lettrés et des illettrés (cf History p. 133). Contrairement à ce que Hannah Arendt semble affirmer, la misère existait, surtout parmi les pionniers qui partaient en petits groupes vers l’ouest car ils ne pouvaient pas survivre dans l’est. Mais il est vrai que les événements, dans l’ensemble, se déroulèrent sans eux, d’autant plus que le Parlement interdit dès 1763, le passage d’une frontière qui avait été tirée du nord au sud du continent et qui limitait grandement la surface des 13 colonies vers l’ouest. Absence aussi de référence à la présence d’esclaves, mais ceux-là étaient invisibles.
En fait, parmi les habitants des 13 colonies qui signèrent et la Déclaration d’indépendance, et la Constitution, la révolution commença à petits pas mais à pas violents, après la guerre de l’Angleterre contre la France et la signature du Traité de Paris. En effet, la Couronne voulait rentrer dans ses fonds, ou du moins reconstituer sa trésorerie, et le Parlement imagina, sous la houlette de Grenville, des taxes supplémentaires appliquées aux colonies pour qu’elles participent à l’entretien des troupes et des gouverneurs en place. En 1766, le Stamp Act fut voté, entraînant avec lui des émeutes sérieuses à Boston et à New York. A ceci s’ajouta la montée des politiciens, montée commencée par Sam Adams, connut comme le premier vrai politicien des colonies, et cousin de John Adams, un des signataires de la Déclaration. Dans ces circonstances se développa, outre-Atlantique, le sentiment que les colonies, riches ou pauvres, payaient pour le déficit de l’Angleterre ce qui renforça l’hostilité des colons vis-à-vis du RU. En quelque sorte, les colonies voulaient absolument se libérer d’un joug que leurs habitants avaient rejeté en s’exilant pour vivre la liberté. Libération/ liberté, deux concepts que Arendt définit dans la premier chapitre de son livre.
Pour elle, la libération est le rejet ou la coupure d’avec une contrainte : Accéder à la libération,c’est avoir le droit de réunion, de pétition, de mouvement, le dégagement de nos peurs… La libération est donc une condition de la liberté une étape vers la liberté. Quant à la liberté, elle est éminemment politique puisqu’elle suppose l’accès à la prise de parole, la gestion des affaires, la persuasion, la mise en œuvre d’une forme de gouvernement, etc. On peut donc dire, dans un sens, que la révolution américaine a eu assez rapidement accès à cet espace de la « liberté », si on considère que les troubles qui ont eu lieu dans les 13 colonies n’ont pas limité le développement révolutionnaire à la « libération ». Habitués aux commencements, les colons avaient la maturité pour construire, après 20 ans de révolution et la guerre, un gouvernement pérenne. Cette maturité naquit dans la structure sociale des colonies, dès leur arrivée dans le Nouveau Monde.
En effet, et Arendt le souligne dans son livre, les colons du « Mayflower » avaient conclu, en route vers le Nouveau Monde, un accord d’assistance mutuelle. Cet accord fut signé à l’arrivée. Mais son importance dans la révolution réside dans le fait qu’il était à l’origine des accords passés dans les différentes communautés de colons qui créèrent les autres colonies. De ces accords naquirent les ‘assemblées où les colons pouvaient prendre la parole, participer aux affaires de la communauté, etc. De ces assemblées allaient naître, en fait, les républiques de l’Union et chacune d’elles allaient avoir une constitution, structure qui est encore valide de nos jours. Cette organisation par état est la source, d’après Arendt, du succès de la révolution américaine, surtout du calme dans lequel elle la voit se dérouler, bien que nous avons vus que c’est une vue quelque peu idyllique des événements. Il est cependant vrai, comme l’auteur le souligne, que Jefferson avait lui aussi bien compris l’importance de ce qui était appelé alors les « districts ». Ne pas accepter cette organisation aurait été d’ailleurs suicidaire pour les Pères fondateurs. Arendt semble avoir été fascinée par le rôle moteur de ce concept car elle souligne avec clarté, dans le dernier chapitre de ce livre, la formation spontanée et positive des Conseils dans la révolution hongroise. Elle gardera d’ailleurs jusqu’à la fin ce point de vue. Ces conseils, bien que sous un autre nom, existaient aussi dans la Révolution française. (voir Livre p. 373). Cependant, cette organisation efficace outre-Atlantique ne semble pas avoir été un élément de réussite en Europe car la lutte entre gouvernement et la rue amena le règne de la majorité, comme l’auteur le souligne, et qui serait est une des raisons de l’échec de la Révolution française.
Mais, d’après Arendt, qu’elles sont les différences entre révolution américaine et révolution française ?
Tout d’abord, nous l’avons brièvement mentionné plus haut, la révolution française a été submergée par la misère de la multitude, surtout urbaine. Par conséquent, le souci du quotidien a centré les objectifs des « révolutionnaires » sur la survie de tous, donc la libération plutôt que la liberté dans le sens où l’auteur l’entend. La révolution n’a pas été amenée par les hommes de lettres, ou les philosophes des Lumières, qui, peu en contact avec la réalité concrète, ont été vite dépassés par les événements. La prise de la Bastille n’a pas libéré grand monde, a permis cependant de mettre la main sur 30.000 fusils, mais c’était le début d’une nouvelle histoire, ainsi qu’elle le mentionne très bien, un histoire générée par un acte nouveau, la prise de cette prison pour ainsi dire vide de prisonniers. Elle écrit : « Dés que la nouveauté atteignit la place publique, elle devint le commencement d’une nouvelle histoire, inaugurée par des hommes agissant, histoire qui devait être poursuivie, étoffée, prolongée par leur postérité. A Louis XVI qui parlait de « révolte » Liancourt répond : « Non Sire, c’est une révolution. » Révolution par la multitude, « qui apparaît pour la première fois au grand jour, et qui était celle des pauvres et des opprimés, celle que les siècles passés avaient reléguée dans l’obscurité et la honte ». Cette prise en main des événements par la multitude parisienne motivée par la misère explique, d’après Arendt, l’échec de la révolution française qui devint la proie de la violence, celle-ci empêchant la construction de la liberté, en dépit des tentatives d’élaborations de constitutions. En effet, Robespierre écrit que « les crimes de la tyrannie et les progrès de la liberté s’aiguillonnaient inévitablement l’un l’autre, d’où un courant de violence croissante qui s’écoulait dans la même direction avec une rapidité sans cesse accrue. » Ce que les hommes de lettres du 18è siècle en France n’avaient pas prévu, c’est que la misère allait entraîner la force de la nécessité de survie avant celle de la liberté, et avant celle des idées. Cette nécessité est devenue, en France, la catégorie principale de la pensée politique et révolutionnaire. Cette situation n’était d’ailleurs pas nouvelle en Europe qui avait déjà connu non seulement bien des révoltes, mais et surtout un précurseur de la révolution française en 1524 avec la Révolte des Paysans en Allemagne qui alla de la Forêt Noire à la Thuringe : ce mouvement révolutionnaire embrassait non seulement leur quotidien, mais aussi leur grandeur telle que la Réforme le leur avait fait entrevoir.
La question sociale est en fait un élément important dans l’analyse des 2 révolutions de Arendt, ce qui est à peine étonnant quand on garde en mémoire ses circonstances en tant que réfugiée à partir de 1933, d’une part, et quand l’on sait, d’autre part, qu’elle avait été formée à l’analyse précise des concepts. Quand elle écrit « la nécessité récurrente à laquelle toute vie humaine se trouve assujettie » elle souligne que c’est un processus redoutable contre la nécessité historique. Ce que n’oubliera pas Lénine au cours de la révolution d’Octobre lorsqu’il se vit obligé, par les manifestants à Saint-Pétersbourg en 1916 et 1917 de penser à l’électricité avant l’achèvement de la révolution par la liberté, comme Arendt le proclame dans le dernier chapitre « La tradition révolutionnaire ». Cette orientation, ajoute-t-elle, s’appuyait aussi sur l’obsession de Marx pour la question sociale et son refus de prêter une attention sérieuse à la question d’un gouvernement et de l’Etat. Ce qui explique par conséquent, une partie du succès de la révolution américaine et l’échec de la révolution française et, quelque part, soviétique car c’est seulement par la liberté (et non la libération) qu’une révolution est réussie, d’après Hannah Arendt. Cependant, souligne-t-elle aussi, c’est la première qui a fait des émules tandis que la seconde semble être tombée dans l’oubli. Elle cite, pour corroborer son point de vue, Robespierre qui dit : « Nous périrons parce que, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons pas su trouver le moment de fonder la liberté » car c’est la coalition de la misère et de la nécessité qui détourna l’attention des révolutionnaires et leur fit manquer ce moment historique. Le but de la révolution était devenu le « bonheur du peuple », une force politique de premier ordre que Lénine fonda sur sa conviction « qu’un peuple peu évolué dans un pays arriéré serait incapable de surmonter la misère dans des conditions de liberté politique, incapable, à coup sûr de vaincre al misère et de fonder la liberté en même temps. » Point de vue qu’il est possible de discuter d’ailleurs car, au moment de la révolution d’Octobre, l’industrie en Russie se développait rapidement et des tentatives de partage des terres avaient été entreprises par Nicolas II, après la révolution de 1905.
On peut s’interroger sur l’affirmation de Hannah Arendt sur l’échec de la révolution française alors qu’elle souligne elle-même que c’est ce modèle que les révolutions du 19è et 20è siècles ont suivi. Cet échec serait dû à l’impossibilité de la révolution française d’établir un gouvernement pérenne, qui trouverait ses assises dans une structure des pouvoirs garantissant « bonheur public » et « bonheur privé ». Cependant, la révolution française sema ses graines : quelque soit l’homme fort qui a suivi la révolution, le peuple et les intellectuels se sont souvenus de leur pouvoir. Et si Napoléon III a apparemment muselé le pays, la Commune a surgi des idées souterraines qui s’étaient transmises au cours du siècle. La révolution hongroise de 1956, et celle de Prague de 1968, furent toutes deux apparemment écrasées par les chars soviétiques, mais les chars n’écrasent pas les idées. Et en 1989, la révolution était finie : les peuples des pays satellites, les peuples des pays annexés par l’URSS ont saisi cette liberté, cet espace public. Le concept de liberté avait fait son chemin. Les événements en Ukraine aujourd’hui le prouvent. Ce sentiment d’échec que Arendt a à propos de la révolution française, et qu’elle pressent en URSS, vient sans doute de ce qu’elle voit aux Usa : une stabilité, un développement social, économique et politique qui permettent aux Américains de se projeter dans un avenir confortable. Mais les époques précédant les révolutions n’étaient pas les mêmes : les pionniers savaient qu’ils ne voulaient plus reproduire le modèle de « gouvernement limité » mais intolérant qu’ils avaient laissé derrière eux ; leur lutte pour la survie dans ce Nouveau Monde leur avait aussi enseigné que les possibilités du sol étaient prodigieuses et que l’entraide allait les sauver. Petit à petit ces 3 éléments se lièrent étroitement pour devenir la culture américaine. Dans le premier chapitre de son livre intitulé « Le sens de la révolution » elle souligne avec finesse qu’au 18è siècle le mot même de révolution avait changé de sens : du sens « d’éternel retour » il était passé à bouleversement vers le nouveau, un nouveau commencement, ce que les pionniers avait bien ancré au cœur. Encore aujourd’hui cette culture américaine semble ignorer les différences sociales qui limitent profondément l’accès au bonheur public, et semble permettre à (ou autoriser) chacun à commencer encore et encore. Les Pères fondateurs étaient des hommes lettrés qui cherchèrent les sources, ou l’esprit, de la Constitution chez les Antiques, tout en sachant très clairement que l’indépendance de chaque colonie, de chaque citoyen ne pouvait être ignorée. Mais si cet esprit s’appuyait aussi sur la conviction que chacun allait embarquer sur le chariot de la transcendance, en fait chacun s’est embarqué sur le chariot de l’action économique. C’est ceci aussi que Arendt veut souligner quand elle parle de la confusion des 2 bonheurs, public et privé, mais c’est aussi cela qu’elle semble idéaliser en passant sous silence les 20 ans de révolution, et les inégalités de la société américaine ainsi que ce qu’elle dit dans son article « The ex-Communists » publié en 1953 (voir biographie p.357). En fait, ce qui l’avait frappée dans la révolution américaine c’est la stabilité, ou la continuité des Constitutions pour chacune des colonies, ce qui la convainquit qu’une révolution ne réussit que si des conseils sont créés. Mais voyons un peu les racines de son livre, le point de départ, en somme.
Hannah Arendt eut l’envie d’écrire « De la révolution » après avoir lu « La révolution russe » de Rosa Luxembourg, et après avoir constaté, au cours d’un semestre passé à l’université de Berkeley, au début des années 50 que les étudiants étaient fascinés par Rosa Luxembourg. Son séminaire sur cette philosophe-révolutionnaire faisait plus que salle comble. Fascinée, quant à elle, par l’idée de spontanéité révolutionnaire développée par Luxembourg, elle s’engloutit dans des recherches en philosophie et théorie politique grâce à une bourse Guggenheim qu’elle avait reçue en 1952. (voir bio p. 283). Le livre fut assez diversement reçu aux Usa, et à peu près ignoré en Europe. Certains critiques américains allèrent jusqu’à dire qu’elle avait fabulé la révolution américaine, ou qu’elle était archi-conservatrice quand elle soutient avec force les droits des États (bio. p. 406). Mais elle était convaincue du succès de cette révolution : d’abord parce qu’elle voyait en elle la réussite d’une structure politique efficace entraînant bien-être et égalité, ensuite parce que son statut de réfugiée politique devenue citoyenne en 1951 la poussait à un peu de panégyrique. D’ailleurs toute la communauté des juifs allemands de l’époque était plutôt enthousiaste, du-moins en public. Enfin les années 1950 étaient le théâtre de la chasse aux sorcières du Mccarthisme, et la prudence s’imposait. D’ailleurs lorsqu’elle écrivit son livre si controversé « Le procès d’ Eichmann » elle craignit d’être expulsée, ce qui n’était pas irréaliste. Le succès du livre « De la révolution » vint d’abord des étudiants qui furent fascinés surtout par le dernier chapitre du livre « La tradition révolutionnaire ». C’était les années soixante… la lutte pour les droits civils des Noirs, la guerre du Vietnam, et la prise de conscience de la diffusion des sphères publiques, privées et sociales.
En Europe, le plus bel éloge vint de son vieil ami Karl Jaspers (bio p. 292).
En conclusion, qu’avons-nous perçu de Hannah Arendt dans cette lecture rapide de ce livre, qui n’est pas le plus connu ou populaire d’elle ? Nous avons rencontré une femme qui sortait d’une période catastrophique de la civilisation et dans sa vie : elle avait combattu pour survivre en tant que femme qui avait le culte de l’amitié au lieu du culte des peuples et elle se pose la question de comprendre ce qui fait une révolution réussie (apparemment l’américaine) et une révolution en échec (apparemment la française), alors que paradoxalement c’est cette dernière qui va inspirer les révolutionnaires qui vont suivre, tous incapables d’instaurer la liberté au sens où elle l’entendait, elle qui avait la fougue de l’engagement de ses convictions, au mépris de sa réputation parfois. La seule révolution en Europe qui trouva grâce à ses yeux fut la révolution hongroise de 1956 parce qu’elle avait établi spontanément des Conseils qui pouvaient être positivement comparés aux assemblées des 13 colonies. Révolution qui fut cependant écrasée par la dictature révolutionnaire, parce que les révolutions tendent à installer des systèmes politiques qui ressemblent à celui qu’elles détruisent car un nouveau commencement, d’après Machiavel, qu’elle cite, paraît requérir violence et violation, et cette violence est aussi un outil pour trouver chez certains êtres quelque réalité qui rivaliserait avec celle qu’on associe au droit divin, dont l’Europe a mis longtemps à se dégager, si on s’en est dégagé. Cependant, bien que Arendt a écrit son livre alors que la Nouvelle Critique se développait aux Usa, elle ne paraît pas avoir perçu cette immortalité des idées qui, souvent d’une façon souterraine, conduisent à la liberté, au sens où elle la comprend, comme par exemple la résistance de la Pologne au régime communiste, en dépit de la signature du Pacte de Varsovie.
Mais écoutons maintenant Arendt, à la fin des années 60, à propos de la politique américaine, interview donné à la télé française dans l’émission, Un certain Regard.